Abd el-Kader (1808 – 1883) Le « meilleur ennemi » de la France

Au début du XIXe siècle, les régences ottomanes d’Alger et de Tunis sont découpées en régions avec à leur tête des deys ou beys. Elles sont administrées (fort mal) par des fonctionnaires turcs, appelés aghas ou bachagas.

En-dehors des villes, les chefs locaux, qu’ils soient berbères ou arabes, conservent une grande autonomie, en contrepartie d’un impôt versé aux représentants des sultans. Ceux-ci ne sont guère appréciés et suscitent de fréquentes révoltes.

C’est dans ce contexte que va naître et s’épanouir Abd el-Kader, héros de la résistance algérienne à la conquête française, mais aussi promoteur avant l’heure d’un islam d’ouverture et précurseur du réveil national arabe.Né pour régner

Le 6 septembre 1808 vient au monde Abd el-Kader, à La Guetna, près de Mascara, dans l’ouest algérien. C’est le troisième fils de Mahieddine al-Hassani, un maître religieux adepte du soufisme, interprétation mystique de l’islam. Les deux parents, notons-le, ne sont pas n’importe qui. Ils s’enorgueillissent de descendre du prophète Mahomet, d’être ce que l’on appelle des « cherifs ».

Enfant précoce et studieux, Abd el-Kader devient dès l’âge de douze ans « taleb », c’est-à-dire commentateur autorisé du Coran. Il aspire à devenir comme son père un maître d’école et poursuit donc ses études à Oran jusqu’à obtenir le statut de savant, « hafiz ».

Quand les Français débarquent en 1830 et chassent les Turcs d’Alger, beaucoup de chefs locaux prennent les armes, révulsés par cette incursion chrétienne en terre d’islam. Parmi eux Mahieddine, le père de notre héros. Il proclame le « jihad », autrement dit la guerre sainte, et convoque en 1832 à La Guetna les chefs de sa région. Par ses talents d’orateur, son énergie et son charisme, son fils affirme d’emblée son autorité. Il est élu « émir », c’est-à-dire chef des armées, sultan et Commandeur des Croyants !

Très vite, il soumet sa région, l’ouest de l’Algérie, à l’exception des villes d’Oran et Tlemcen, ottomanes, et des villes côtières de Mostaganem, Bougie et Mazagran, aux mains des Français.

Le 26 février 1834, le général Desmichels signe un traité par lequel il reconnaît l’autorité de l’émir sur la région d’Oran. À ce moment-là, le gouvernement français n’a en effet aucune envie de s’aventurer dans l’arrière-pays ni de soumettre celui-ci. Louis-Philippe 1er se contente d’instituer le 22 juillet 1834 un gouvernement général pour les « possessions françaises du nord de l’Afrique », sans plus de précision. Les Français, qui comptent sur Abd el-Kader pour pacifier l’arrière-pays, l’aident à constituer son armée : 2.000 cavaliers, 8.000 fantassins avec fusils modernes à baïonnette, 250 artilleurs…

Mais le général Desmichels, dont la politique est contestée à Paris, est remplacé par le général Trézel, moins conciliant. Le 28 juin 1835, une armée française s’étant aventurée loin de ses bases, elle est proprement décimée par les troupes de l’émir dans les marais de La Macta. Le général Thomas Bugeaud débarque alors en renfort avec trois régiments. Simplement soucieux de sécuriser les implantations côtières, il lui inflige une sévère défaite sur les bords de l’oued Sikkak, le 6 juillet 1836. Abd el-Kader se résout à signer avec son adversaire le traité de la Tafna, le 30 mai 1837. Le général Bugeaud, considérant son travail achevé, regagne la France en déplorant une « possession onéreuse dont la nation serait bien aise d’être débarrassée ».

Abd el-Kader profite du répit accordé par le traité pour consolider son État. Il établit sa capitale à Taqdemt. Il instaure sa propre administration et lève un impôt. Le 12 janvier 1839, il s’empare d’Aïn Mahdi, siège d’une puissante confrérie hostile. Il fait égorger aussi une bonne partie des membres de la tribu des Ben Zetoun, fidèle aux Français. Bientôt les deux tiers de l’Algérie lui obéissent. Il n’attend plus que l’occasion de reprendre la guerre contre les Français.

Le 28 octobre 1839, le duc d’Orléans, fils du roi Louis-Philippe, s’engage dans le défilé des « Portes de fer » afin d’établir une liaison entre Alger et Constantine. Abd el-Kader dénonce cette intrusion sur son territoire et en prend prétexte pour annoncer le 18 novembre 1839 la reprise de la guerre au général Bugeaud, de retour en Algérie. Sans attendre, ses troupes ravagent la plaine de la Mitidja, autour d’Alger, où déjà commencent à s’installer des colons français. L’alarme est rude pour les Français qui ripostent avec énergie.

Une partie de la population algérienne, éprouvée par la répression mais aussi par la sécheresse et le choléra, renonce à la résistance. L’émir Abd el-Kader tient bon face aux épreuves. Il réprime les séditions et massacre comme il convient les tribus qui le lâchent. Soucieux d’éviter un combat frontal avec les Français, il harcèle ceux-ci et les surprend en misant sur la mobilité. Parcourant le pays à marches forcées, il n’est jamais là où on le croit. Pour le ravitaillement de ses hommes et de ses chevaux, l’émir s’assure partout des réserves, des silos et des greniers bien remplis.

La guerre devient totale. Le gouvernement français convient avec les militaires qu’il n’y a plus d’autre alternative que de soumettre toute l’Algérie ou de la quitter. Le général Bugeaud devient gouverneur général de l’Algérie le 22 février 1841 avec les pleins pouvoirs et une armée de 100.000 hommes. Confronté à ce qu’il appelle une « Vendée musulmane », il va appliquer la même tactique que les Républicains dans l’ouest de la France une génération plus tôt : la terre brûlée ! Il renonce à poursuivre Abd el-Kader mais affame méthodiquement ses troupes en détruisant les villages insoumis, en brûlant les récoltes, les silos et les greniers et en regroupant femmes et enfants.

Dès l’automne 1841, les principales villes du pays sont aux mains des Français, y compris Taqdemt, capitale de l’émir. Bugeaud occupe aussi la frontière du Maroc afin de couper Abd el-Kader de ses bases arrières. L’émir se déplace avec ses soldats mais aussi avec de nombreux collaborateurs, avec des artisans et des serviteurs indispensables à l’exercice de son autorité, avec les familles des uns et des autres. Tout ce beau monde constitue la « smala », un immense camp de toile itinérant, qui s’étire sur plusieurs kilomètres.

Le 16 mai 1843, profitant de ce qu’Abd el-Kader patrouille à quelque distance avec ses hommes, le duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe, surgit au cœur de la smala désarmée et s’en empare. Le butin est énorme, incluant les manuscrits de l’émir. La mère et la femme de ce dernier manquent d’être elles-mêmes capturées… Ce coup d’éclat, bien que sans valeur stratégique, a un énorme retentissement en France. Harcelé, l’émir se réfugie au Maroc avec son dernier carré de fidèles mais le sultan marocain est bientôt contraint par les Français de lui retirer son soutien.Le guerrier se fait prophète

Abd el-Kader, épuisé et isolé, se rend le 23 décembre 1847 aux généraux de Lamoricière et Cavaignac. À moins de 40 ans, ce pourrait être pour lui l’échec d’une vie. Mais il va très vite se ressaisir et, maître de son destin, va engager le « grand jihad », autrement dit la guerre sainte, non contre les infidèles mais contre ses propres passions ! En un tiers de siècle, dans l’exil, il va ainsi devenir une autorité morale et spirituelle internationale, un pont entre l’Occident et l’Orient, l’apôtre inlassable d’un islam d’ouverture (tout le contraire d’un Ben Laden !).

L’émir est interné au château d’Amboise, sur les bords de la Loire, avec sa suite d’une centaine de personnes, en violation de la promesse du gouvernement de l’exiler en terre arabe.

Néanmoins, c’est pendant cette longue réclusion que va se forger l’image du noble ennemi de la France. L’émir a le soutien d’un parti « kadérien » (selon le mot de son biographe Bruno Étienne) informel, composé de personnalités très diverses, y compris des officiers qui l’ont combattu. Lui-même plaide sa cause par la plume (en arabe) : écrits mystiques, souvenirs, réflexions sur le progrès et les relations entre l’Orient et l’Occident.

La IIe République, contre toute attente, se montre sourde aux appels de l’émir. Tout change avec le coup d’État qui porte au pouvoir en 1851 Louis-Napoléon Bonaparte. Le 16 octobre 1852, le futur Napoléon III rend visite au reclus, à Amboise, et lui annonce son prochain départ pour l’Orient.

Le 7 janvier 1853, Abd el-Kader débarque donc à Constantinople. Doté d’une confortable pension du gouvernement français, il s’installe à Brousse (Bursa), une ville voisine, puis, deux ans plus tard, à Damas. Au milieu d’une petite colonie de quelques milliers d’exilés algériens, l’émir va dès lors se consacrer à l’étude et à l’enseignement. Sa popularité ne faiblira pas, y compris en France, et il continuera jusqu’à sa mort, le 26 mai 1883, de recevoir de nombreux visiteurs.

En 1860, un drame va le ramener sur le devant de la scène… Sous un prétexte quelconque, Druzes et chrétiens maronites du Mont Liban en viennent à des heurts violents et meurtriers. L’incendie se propage à Damas où des émeutiers arabes s’en prennent aux importantes minorités chrétiennes et juives de la ville.

Abd el-Kader réagit sans attendre. Le vieux chef monte sur son cheval et parcourt la ville à la tête de sa petite troupe de « Moghrébins ». Partout, il s’interpose entre les émeutiers et leurs victimes. Il morigène les premiers et offre aux seconds un asile dans sa maison. Son action ravive sa popularité en France et lui vaudra de Napoléon III la grand-croix de la Légion d’Honneur.

Après cela, l’émir accomplit un deuxième pèlerinage à La Mecque. À son retour, en 1864, de passage au Caire, il s’initie à la loge maçonnique « Les Pyramides ». Il témoigne ce faisant d’une aspiration au rapprochement entre tous les hommes, dans la tolérance et la fraternité, dont seraient bien avisés de s’inspirer ceux qui, aujourd’hui, en Algérie et dans le reste du monde musulman, revendiquent son héritage.Épilogue

La chute de Napoléon III, en France, et l’avènement de la IIIe République (1870) déçoivent profondément l’émir qui se détourne dès lors des luttes politiques pour ne plus se consacrer qu’à des œuvres pieuses jusqu’à sa mort le 26 mai 1883. En Algérie, c’en est fini du rêve de Napoléon III d’un « royaume arabe » dans lequel les musulmans auraient tenu leur place aux côtés des colons. Les voilà ravalés au statut d’indigène.

Aujourd’hui, la statue équestre d’Abd el-Kader a remplacé celle de Bugeaud au centre d’Alger. Le 6 juillet 1966, les cendres de l’émir ont quitté Damas pour rejoindre en grande pompe le cimetière d’El-Alia, à Alger.Bibliographie

Parmi les nombreuses biographies de l’émir Abd el-Kader, nous retenons d’abord le petit livre de la collection Découvertes : Abd el-Kader le magnanime (Bruno Étienne et François Pouillon, Gallimard / Institut du Monde Arabe, 2003, 128 pages).

Très illustré, riches de documents, il expose avec clarté et précision la vie de l’émir et en filigrane la conquête de l’Algérie.

D’une tout autre nature est le livre d’Ahmed Bouyerdene : Abd el-Kader l’harmonie des contraires.

L’auteur se soucie moins de raconter la conquête de l’Algérie que de percer la personnalité de l’émir et en particulier sa ferveur religieuse et mystique. Abd el-Kader, ainsi qu’il le rappelle, est un homme de prière que les circonstances ont conduit à prendre les armes.

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