L’enseignement est un élément central du bon fonctionnement de l’Etat. Sans une formation cohérente et efficace, qui permette aux individus d’acquérir les connaissances dont ils ont besoin pour trouver leur place dans le monde et comprendre ce monde, la société est faible et manipulable, donc l’Etat ne peut résister contre les vents et marées qui frappent à ses frontières.
La Russie, ici non plus, ne fait pas exception à la règle, le tout numérique doit envahir les écoles et le coworking détruire le système très développé des bibliothèques de quartier. Sobianine, le maire de Moscou et l’Agence fédérale de l’enseignement redoublent d’efforts pour y parvenir.
Depuis la chute de l’Union soviétique, l’école est sous les feux des réformateurs. Dans les années 90, les cahiers pour les élèves avaient les portraits des présidents américains sur leur couverture. Soviétique, cette école doit être modernisée, c’est-à-dire correspondre aux standards de l’OCDE, dont la Russie n’est même pas membre. Entre idiots utiles, complexes persistants face à l’Occident et, pour certains, une réelle volonté de déstructurer ce pays qui résiste manifestement beaucoup trop, ils se repartent au combat, en changeant l’angle d’attaque, moins frontal.
Le culte du numérique aidant, les résultats commencent à tristement se faire sentir. En tout cas, il nous est difficile de ne pas remarquer la chute du niveau moyen des étudiants entrant à l’Université, leur manque de culture générale, leurs difficultés à structurer une pensée hésitante, à rédiger un texte cohérent qui ne soit pas descriptif. Si des problèmes existent, ils semblent pourtant plus être le résultat des précédentes réformes, que l’objet d’une réflexion tendant à les résoudre. Le club de « vacances scientifiques » surfinancé qu’est Sirius ne tendant qu’à faire de l’enseignement un spectacle de mauvais goût, où l’on joue à la science, où l’on joue à l’enseignement. Un village Potemkine de l’enseignement.
Et, manifestement pour continuer à aggraver les problèmes, de nouvelles déclarations, plus inquiétantes et dangereuses les unes que les autres, se succèdent.
Le vice-directeur de l’Agence fédérale de l’enseignement Anzor Muzaev, institution en elle-même d’inspiration anglo-saxonne, déclare que le système classique de notation scolaire sur 5 est dépassé et doit être « modernisé ». Pourquoi? Parce qu’il date « d’avant-hier ». Il est difficile de trouver une argumentation plus stupide. En effet, les traditions sont anciennes, c’est d’ailleurs en cela qu’elles sont des traditions. Quant au système de notation, il peut être de 5, 10, 100 ou par lettres, cela n’a strictement aucune importance. L’essentiel est qu’il soit maîtrisé par les enseignants et compris par les élèves afin de remplir ses fonctions d’évaluation, de récompense et de sanction.
Le changement tant attendu par Anzor Muzaev est soit le signe d’une inculture totale, soit d’une bêtise crasse, soit d’une volonté de détruire (ces options n’étant pas exclusives les unes des autres). La question de la remise en cause du système de notation a été largement discutée dans les années 90, il est vrai qu’elle présente l’intérêt de déstabiliser les enseignants, autant que les élèves. Mais là est-ce le but recherché par A. Muzaev? Va-t-il ainsi augmenter le niveau de l’enseignement? Toute réforme doit avoir un but, autre que celui de régler les complexes ou les ambitions de son auteur.
Quant au maire de Moscou, Sergueï Sobianine, qui se présente à sa succession à la rentrée, son programme est, sans surprise, la continuation radicalisée de sa politique néolibérale. Si l’on met de côté la rénovation des cliniques, l’amélioration des transports, bref les quelques éléments sociaux devant permettre l’obtention de la tranquillité sociale, il entre directement en combat contre l’enseignement, contre le processus d’acquisition des connaissances.
Reprenant les consignes de l’OCDE de 2015 pour le développement du numérique à l’école, il veut faire passer les écoles à Moscou au tout-numérique. Nous avons déjà droit aux tableaux électroniques qui empêchent les élèves de se concentrer, aux « projets » qui conduisent à utiliser Wikipédia à la place des ouvrages, aux cours d’informatique pour savoir surfer sur le net alors qu’on ne leur apprend pas à chercher dans des livres ou des bibliothèques.
Le tout-numérique doit permettre de mettre toutes les écoles au même niveau, c’est le nivellement par le bas que propose Sobianine. Mais comme le système des bibliothèques de quartier est encore trop efficace et risquerait de ralentir le processus de débilisation, manifestement attendu, de la population, Sobianine veut tout simplement le détruire pour le remplacer par des « Centres sociétaux de coworking ». C’est vrai, ça sonne quand même beaucoup mieux que ces banales bibliothèques du temps des dinosaures.
Si l’on ajoute à cela les déclarations de ministres pour lesquels les salles de classe doivent être rondes, « pas comme à l’époque Soviétique » (la France était donc aussi un pays soviétique … et n’en est pas sortie), un individu de 30 ans n’est pas encore adulte, etc., l’on ne peut que remarquer le virage néolibéral pris par la Russie dans sa politique intérieure.
Un pays qui prétend à l’autonomie sur la scène internationale a besoin d’une base sociale forte, non pas d’une population aculturée, qui se pliera au gré des vents contraires internationaux.