Le parti majoritaire, Russie unie (Edinaya Rossya), connaît sa première grave crise systémique à l’occasion du passage en force par le clan néolibéral de la réforme de l’âge de la retraite, qui doit permettre de substantiellement alléger les charges de l’Etat, une partie des personnes concernées, vue l’espérance de vie, ne pouvant espérer l’atteindre. Jelezniak démissionne de ses fonctions de direction, Poklonskaya est dans la ligne de mire. La question qui se pose est finalement toujours la même, dans tous les systèmes: jusqu’à quel point va la liberté d’un député par rapport au parti dont il est membre?
La réforme des retraites en Russie a provoqué une vague de mécontentement – politique et social, contenue en raison de l’euphorie provoquée par le Mondial. Mais le ballon passe et la réforme reste, indigeste. Celle-ci est attribuée à un émule cloné de l’irremplaçable Koudrine, issu du très néolibéral Institut Gaïdar, le dénommé Vladimir Nazarov. Auprès du ministère des Finances, il fait office de cellule grise, profondément anti-étatiste, tout à fait dans l’air du temps. Ce temps post-moderne, post-état, post-libéral.
Et la réforme des retraites qu’il propose en est l’image. Sans mener une réflexion collective sur le rapport au travail, l’impact sur l’emploi ou la consommation, il entend réduire au maximum les dépenses publiques (qui seront beaucoup mieux employées, paraît-il, dans la mythique « économie numérique du futur » – qu’il faut financer, elle, maintenant), en augmentant tellement l’âge de la retraite, qu’une partie de la population n’aura même pas à se casser la tête pour constituer son dossier de demande de prise en charge (voir notre texte ici).
Cette réforme directement importée des organismes internationaux (à se demander si le texte a au moins été traduit de l’anglais …) est soutenu du bout des lèvres par un Président particulièrement mal à l’aise sur la question. Après un long silence, il a déclaré que, en effet, il serait possible de ne rien faire les 10-20 prochaines années et tout se passerait bien, mais – ensuite – il y aurait des difficultés.
Déclaration assez surprenante vue l’impossibilité de faire des prévisions économiques fiables sur une telle période, sans même parler du contexte géopolitique qui les impacte autrement que l’âge de la retraite.
Mais il est vrai que c’est son dernier mandat, donc pas de responsabilité politique. Si l’option avait été prise de la lui faire endosser, avec sa cote de popularité stable en bouclier, l’on ne s’y serait pas mieux pris … Tout cela pour une augmentation de 1000 roubles par an pour les retraités. 1000 roubles équivalent environ à 13,50 euros. Une réforme qui va coûter cher … politiquement. Et ça commence.
Le parti au pouvoir, Russie Unie, fonctionne comme un monolithe politique. Depuis trop longtemps il ne connaît pas de véritable opposition, le système politique russe est plus que pacifié. L’on frise la cacification. Il semblerait que la réforme des retraites, véritable sujet de société, d’autant plus qu’une véritable réforme est nécessaire pour que les retraités puissent toucher une retraite décente, ait réveillé le mammouth. Il s’ébroue. Il n’est pas à l’aise.
Avant le vote en première lecture à la Douma (elle concerne la conception générale du texte et est suivie de deux autres – sur les dispositions distinctes, puis sur l’harmonisation), plusieurs voix se sont élevées contre la réforme. Le parti communiste et Russie Juste ont annoncé qu’ils voteraient contre. Mais à l’intérieur même des membres de la majorité, des grondements se sont fait entendre. Il s’est agi de députés de la Douma (comme Lyssakov, Vetloujskikh ou Pklonskaya), dans les régions aussi (Sinyaeva dans le bureau Russie Unie de Tioumen, le speaker de la Douma régionale de Iaroslav M. Borovitsky, etc.).
Le vote fut en effet tendu, certains, comme le député Jelezniak, se sont fait porter pâle ce jour-là, 19 juillet:
327 voix pour, 102 voix contre, 1 abstention. Le texte est passé uniquement grâce aux voix des députés de la majorité, pour lesquels la consigne de vote était ferme. Sergueï Neverov, à la tête de la fraction Russie Unie à la Douma l’a rappelé: on vote pour, on ne discute pas. Or, Jelezniak « est tombé malade » et Poklonskaya a voté contre.
Et la mécanique grince, grippe, s’indigne. Neverov s’énerve contre les deux députés, beaucoup trop autonomes, conseillant à Poklonskaya de « faire son choix » et accusant Jelezniak d’une absence injustifiée. En mesure de rétorsion, les députés de la majorité ne sont pas venus à la réunion de la commission sur le contrôle des ressources des députés présidée par Poklonskaya (réaction d’un infantilisme difficilement qualifiable), mais l’affaire ne doit pas s’arrêter là, elle doit être « punie » à l’automne et perdra certainement la direction d’une commission.
Quant à Jelezniak, il a rappelé à Neverov que son certificat médical a été déposé à la Douma dès son retour le 24, les accusations sont donc sans fondement. Cela ne fait que montrer l’irritation, la tension à l’intérieur du parti. D’ailleurs, l’on apprend qu’avant de « tomber malade », le député Jelezniak a démissionné de ses fonctions de direction dans le parti majoritaire, même s’il conserve son mandat de député. Lui, a fait son choix.
Quelques remarques sur ces évènements peu habituels en Russie en guise de conclusion.
La discipline de parti est compréhensible, mais encore faut-il que ce parti ait une ligne politique cohérente, unifiée et stable – ce qui n’est pas forcément le cas de Russie Unie, parti de pouvoir. Il rassemble principalement les gens, de divers horizons, qui sont et veulent être au pouvoir, sans tomber dans le communisme, sans trop de socialisme, sans la radicalité des libéraux de rue ou de ceux des années 90. Son contenu est plutôt en « négatif » – ce qu’il n’est pas.
Mais ces dernières années, deux clans se sont dessinés à l’intérieur de ce magma politique: l’un plus national et libéral, l’autre plus global et néolibéral, qui en se scindant pourrait donner vie à deux véritables partis politiques cohérents.
Le clan néolibéral se renforce sérieusement dans les milieux de pouvoir ces derniers temps, comme nous l’avons écrit dans notre ouvrage sur la tentation néolibérale en Russie, sans pour autant renforcer sa base électorale – comme en Europe.
Dans ce contexte de rupture idéologique interne, les députés doivent être soumis à quel courant? Il faut rappeler que Jelezniak a été invité par Russie Unie en 2007, beaucoup de choses ont changé depuis, le positionnement idéologique aussi.
Jusqu’où peut aller l’indépendance d’un député qui appartient à un parti? Question insoluble. Rappelons que Poklonskaya est l’une des rares députées à faire passer ses principes avant son allégeance politique, ce que l’on a vu récemment dans son refus d’applaudir et de se lever pour « accueillir » les sénateurs américains (voir ici), dans son combat contre le réalisateur du film Mathilda qui porte atteinte, selon elle, aux valeurs du pays, mais aussi a été l’objet de certaines irrégularités (voir ici), etc.
Le problème de Poklonskaya est qu’elle s’oppose non pas sur la formulation de certains amendements, mais sur des positions de principe, sur des questions idéologiques. Mais comme elle incarne la réunification de la Crimée à la Russie, elle est protégée.
Pour l’instant. Ce qui ne saurait durer éternellement, surtout avec la rupture idéologique qui s’accélère au sein du pouvoir en Russie et de la radicalité, du fanatisme, avec lequel celui-ci intègre les mots d’ordre globaux. Non seulement au niveau des discours, la course aux nouvelles technologies s’implante dans le vie, modifie l’environnement, le déshumanise, pour pouvoir modifier l’homme. L’école est déjà touchée, la politique de la ville est infestée, la politique intérieure est érodée.
C’est pourquoi Neverov invite Poklonskaya « à réfléchir ». Elle a répondu très clairement: en tant que député, elle tient son mandat de l’élection, elle le conserve. C’est toute l’ambiguité du trio électorat / parti / candidat.
Enfin, la question se pose de l’importance de cette réforme des retraites, en cette forme. Car s’il existe un accord sur la nécessité théorique d’une réforme, cela n’implique pas qu’il n’y ait qu’une manière de la réaliser. Le choix existe et il est politique.
Or, la manière avec laquelle elle est imposée, envers et contre tout, laisse songeur.
Il semblerait que le fait même de la réforme soit plus important que les résultats positifs attendus pour la population.
Mais comme l’a exprimé le président du groupe Russie Unie à la Douma, à chacun de faire son choix. Est-ce là le nouveau visage du parti majoritaire?