RUSSIE : Notes sur une patience enfuie…

Manifestement et dès le titre, ces Notes d’analyse enchaînent sur notre texte du  19 février 2020 sur une « Danse autour de la patience russe », pour constater qu’effectivement cette patience est arrivée à son terme.

Si les Russes, et Poutine en particulier, n’abandonnent certes pas leur démarche de prudence mesurée qui est la mère de l’habileté dans ce monde déchiré par le chaos, il semble apparaître désormais assuré qu’une certaine fermeté, sinon une fermeté certaine a remplacé la patience dont nous parlions.

Le titre d’un texte de Tom Luongo, du  6 mars 2020, sur un des signes les plus puissants de cette nouvelle posture russe, est significatif à l’égard du thème que nous voulons développer : « Russia Just Told the World, “No” » (“La Russie a simplement dit ‘Non’ au reste du monde”).

Luongo parle en effet de la position inattendue et extrêmement ferme prise par les Russes lors de la réunion de l’OPEC+, lorsqu’ils ont annoncé qu’ils ne réduiraient pas leur production d’énergie pour empêcher la chute du prix du pétrole.

Les Russes ne veulent pas faire ce cadeau aux producteurs de pétrole et de gaz aux USA, et l’on penserait plutôt qu’en réalité ils veulent le scalp de cette industrie qui ne résistera pas longtemps à un baril dont le prix s’effondre ($27 le baril aujourd’hui !) alors qu’il en coûte autour de $50 et plus pour l’extraire par les moyens (par ailleurs, catastrophiques pour l’environnement) du  fracking.

Nous allons donc passer en revue et, si possible, analyser selon notre perception, d’une part les signes de ce changement d’attitude des Russes, d’autre part notre estimation des causes de ce changement d’attitude. Nous cherchons, pour ce dernier point, l’aspect fondamental de ce changement, et nous trouvons plusieurs éléments de réponse que nous avons tendance à rassembler bien plus qu’à en choisir l’un ou l’autre au détriment du reste.

Nous ne prétendons pas tout analyser de l’attitude russe de ces dernières semaines, mais les éléments qui nous arrêtent nous paraissent suffisamment importants, et de plus cela remis dans le contexte critique général que l’on sait, pour appuyer une conclusion générale d’une inflexion très significative de la politique produite et suivie par la Russie. Par ailleurs, le “contexte critique général”, d’une puissance colossale et qui semble aussi inarrêtable que les chutes du Niagara ou celles du Lac Victoria, joue un rôle essentiel dans notre jugement, contexte qui s’est précipité depuis le tout début de l’année en assimilant, en intégrant toutes les crises en plein développement. 

“Contexte critique général” ?… L’assassinat de Soleimani du 3 janvier considéré comme « Un assassinat métahistorique » bouleversant symboliquement et opérationnellement tout le champ de la Grande Crise d’Effondrement du Système, se poursuivant et s’incarnant dans la  dynamique crisique de la pandémie Covid-19. Désormais, les chocs se succèdent les uns les autres.

Syrie : Poutine règne

Il est bien que l’épisode de la fin du mois de février, avec l’attaque turque pour repousser l’armée syrienne et retrouver les limites initiales de l’“enclave turque” en Syrie, ait montré une faiblesse, sinon une erreur, de la part de la coalition Syrie-Iran-Russie, suivie d’un redressement, d’une contre-attaque, avec Erdogan  allant à Moscou le 5 mars pour demander un cessez-le-feu qui entérine les (re)conquêtes de la coalition.

La maîtrise des Russes dans cette affaire, leur position incontestée par personne (même pas par les USA et l’UE), tant du point de vue militaire que du point de vue de l’arbitrage politique, ont été affirmées sans ambages et apparaissent comme plus impressionnantes que jamais.

Poutine n’a pas hésité à désintégrer ostensiblement le projet turc d’un sommet à quatre (Allemagne, France, Russie, Turquie) à Ankara le 5 mars pour une rencontre bilatérale serrée à Moscou, le 5 mars, avec un Erdogan penaud à qui Poutine à sauvé la face avec des pincettes.

Personne n’a protesté, et les USA ont “riposté” en s’opposant selon une conception d’adolescent dans une cour de récréation au vote d’une motion de soutien de l’ONU à ce même cessez-le-feu. La domination russe de la zone est désormais un état de fait et la Russie l’affirme presque avec insolence. Sur ce point, il n’est plus question ni de patience, ni de prendre des gants.

…Et la Russie frappe

Là-dessus, on fait l’hypothèse que nul n’ignore l’effondrement du prix du pétrole enregistré aujourd’hui, avec le prix du baril chutant à $27 dans sa course vers les abysses. Il s’agit d’une nouvelle crise qui s’inscrit dans la cataracte crisique qui écrase le monde avec Covid-19, une crise annexe si l’on veut, ou bien une crise complémentaire. Mais il s’agit surtout, pour notre propos, d’un événement voulu par la Russie, sciemment exposé par la délégation russe à la réunion de l’OPEP+ (OPEP avec la Russie en plus) à Vienne.

Cette partie de la tragédie a donc eu lieu vendredi, où les événements furent déclenchés par une intervention de la Russie qui prit tout le monde par surprise. Comme il a été suggéré par la suite, les Russes en prenant leur décision de ne pas réduire leur production de pétrole qui enclenchait indirectement une mécanique destinée à casser les reins de l’industrie US du “fracking”, – incapable de tenir un tel rythme à la baisse en raison du coût de l’extraction, – entendaient ainsi rendre aux USA la monnaie de leur pièce après leur intervention pour saboter le gazoduc NordStream-2 et leurs sanctions contre la société publique de production de pétrole Rosneft…

Ainsi le rapporte ZeroHedge.com :

« L’OPEP+ n’existe plus, après 24 heures torrides au cours desquelles la Russie a renversé l’équilibre des pouvoirs dans le monde pétrolier, laissant les membres de l’OPEP+ hébétés et confus, choquant les Saoudiens qui sont maintenant confrontés à des troubles sociaux avec le prix du pétrole bien en dessous du budget de Riyad, et, – dans une répétition du massacre de l’OPEP de Thanksgiving 2014, – faisant chuter les prix du pétrole au plus bas depuis la crise financière. […]
» 

Alors que les craintes mondiales concernant le coronavirus ont déjà eu de graves répercussions sur le marché du pétrole (en baisse de 30% depuis le début de l’année), et que les Russes ont surpris les ministres du pétrole réunis au siège de l’OPEP en abandonnant soudainement un plan destiné à maintenir les prix du pétrole à un niveau stable, le plus grand choc a été ressenti par les Saoudiens, car comme l’écrit Bloomberg, Poutine vient de pousser effectivement le prince héritier MbS à  déclencher une guerre contre l’industrie américaine du pétrole de schiste :
» [le ministre russe] Alexander Novak a déclaré à son homologue saoudien, le prince Abdulaziz bin Salman, que la Russie n’était pas disposée à réduire davantage sa production de pétrole.

Le Kremlin avait décidé qu’un soutien des prix à mesure que le coronavirus ravageait la demande énergétique serait un cadeau à l’industrie américaine du schiste. Les frackers ont ajouté des millions de barils de pétrole sur le marché mondial alors que les compagnies russes cessaient l’exploitation de nombre de puits. Il est temps maintenant de faire payer les Américains.
» ”Après cinq heures de négociations polies mais infructueuses, au cours desquelles la Russie a clairement exposé sa stratégie, les pourparlers ont échoué.

Le prix du pétrole a chuté de plus de 10 %. Les traders n’ont pas été les seuls à être pris au dépourvu : les ministres étaient tellement choqués qu’ils ne savaient plus quoi dire, selon une personne présente dans la salle. La réunion a soudainement pris l’allure d’une veillée funèbre, a dit un autre. »

On peut donc reprendre ici le texte de Tom Luongo du  6 mars 2020  signalé plus haut, et entièrement consacré à l’attitude de la Russie plutôt qu’à la crise générale du prix du pétrole ainsi générée, – « Russia Just Told the World, “No” ».

Les Russes ont, dans cette occurrence et pour ce qu’on en peut apprécier à ce moment des événements, une attitude d’une fermeté implacable, selon une décision calculée avec minutie et sang-froid. Au reste, ils ont été fort prompts à réagir,  dès aujourd’hui, à la nouvelle de l’effondrement des cours des prix ce même jour, exactement comme l’on s’apprête à la riposte dans un conflit, – “la guerre du pétrole” en l’occurrence, que la Russie n’a pas cherché une seconde à éviter : « Les fonds souverains russes disposent de réserves suffisantes pour couvrir le déficit budgétaire pendant des années, même si le prix du pétrole reste entre 25 et 30 dollars le baril, a annoncé le ministère des finances en marge de l’effondrement spectaculaire du marché pétrolier… »

N’arrêtez pas les sanctions !

Cette position de la Russie, si elle s’inscrit dans un formidable courant crisique en manifestant une riposte sans aucun doute contre les USA et le Système, et les USA en tant que bras armé du Système, cette position est certainement confortée par une situation intérieure singulière. Nous n’allons pas parler ici de chiffres, de la sorte qu’affectionnent les économistes. Nous nous intéressons plutôt à des échos obtenus de sources particulièrement fiables, provenant de la Russie elle-même.

Il s’agit de l’effet des sanctions contre la Russie, que ce soit des USA ou de l’UE. L’effet immédiat avait été, dès 2014, extrêmement sévère mais l’effet à moyen et long terme, dans un sens complètement inverse, se fait désormais nettement sentir.

Il s’agit du développement national d’une myriade de productions jusqu’alors importées, qui ont pris leur place sur le marché et fonctionnent à merveille. Il existe même un sentiment de fierté nationale à acheter des produits fabriqués en Russie à la place des produits importés.

En quelque sorte, la Russie a évolué vers une situation tendant à l’autarcie, sans pour autant en épouser l’esprit ni la philosophie, mais en s’en dotant des moyens. A la lumière de la crise Covid-19 et de tout ce qu’elle induit comme constats catastrophiques de l’actuelle situation générale de la globalisation, la démarche russe représente une véritable dé-globalisation.

La situation en est à un point, nous disent ces sources que certains économistes jugent que la levée des sanctions serait une très mauvaise chose et une chose risquée, susceptible, si elle ramenait à la situation d’avant les sanctions, de provoquer des chocs du type que ceux qu’a connus la Russie d’Eltsine, des années 1990. Mais au train où vont les choses avec Covid-19, levée des sanctions ou pas, il paraîtrait très étonnant que l’on parvienne à rétablir la situation antérieure, ni même qu’on y songe…

On observera par ailleurs que cette évolution intérieure accompagne une diversification des ressources et des activités russes fondamentales, marquée notamment par la diminution de l’importance des ressources en énergie dans l’économie russe.
C’est ce que Poutine désigne dans des réponses à des questions de l’agence Tass, dans une série nommée “Vingt Questions à Vladimir Poutine”, comme la  réduction de l’addiction au pétrole de la Russie : « Au fait, nous nous débarrassons progressivement de notre dépendance[du pétrole]. Nous nous en éloignons vraiment, car la part des revenus non pétroliers et non gaziers augmente. Mais cela demande du temps, et cela ne peut pas se faire d’un claquement de doigt. »


Source : dedefensa.org

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