L’ancien conseiller du Kremlin Karaganov : Nous avons épuisé le garde-manger européen… La Russie est une puissance autoritaire de par sa « constitution génétique »

Dans une interview accordée à la publication russe Ogonyok, l’ancien conseiller du Kremlin Sergey Karaganov a abordé le caractère inévitable du « tournant vers l’Est » de la Russie.[1]

Selon Karaganov, le monde entier s’est déplacé vers l’Asie de l’Est, car être pro-occidental aujourd’hui signifie appartenir au passé. « Ceux qui se tournent vers l’avenir doivent s’intéresser à l’Est », affirme Karaganov.

En ce qui concerne plus particulièrement la Russie, Karaganov affirme qu’au début du présent millénaire, la Russie avait déjà épuisé le garde-manger européen. L’ancien conseiller du Kremlin déclare que l’Europe n’est plus capable de constituer une source majeure de développement. « L’Europe est atteinte de stagnation et de dysfonctionnement, et traverse une crise multidimensionnelle », affirme Karaganov.

En outre, Karaganov reproche à l’Europe, et à l’Occident en général, de ne pas être capable, ou désireux, de comprendre « l’aspiration génétique à la souveraineté et à la liberté de choix » de la Russie. Il ajoute que l’Occident voulait imposer ses « valeurs modernes » dont l’utilité, estime Karaganov, a été rejetée par la plupart des Russes.

Contrairement à l’Occident, l’Orient ne se livre pas à une activité missionnaire politique ou culturelle, mais est plutôt pragmatique, et cette approche est celle qui convient à la Russie.

Karaganov explique que la Russie a un héritage européen et un autre asiatique. « La Russie est un pays caractérisé par une forte culture et une économie européennes, mais aussi une mentalité et une attitude envers le pouvoir partiellement asiatiques. C’est un mélange très étrange et original de civilisations européenne, byzantine et asiatique », affirme l’ancien conseiller du Kremlin. Cet héritage asiatique fait de la Russie une puissance autoritaire, de par sa « constitution génétique ». « Il faut l’admettre calmement et l’utiliser comme un avantage concurrentiel », ajoute Karaganov.

Toutefois, un tournant vers l’Est ne signifie pas que la Russie souhaite quitter l’Europe. Karaganov explique que la Russie espère que l’Europe décidera de s’engager dans un partenariat eurasien pour sortir de la « stagnation » actuelle. La Chine ne se préoccupe pas non plus des approches européennes à son égard, mais comme la Russie, elle souhaite être traitée comme un partenaire égal. « La Russie doit se tourner vers l’Asie dès que possible, sans renoncer à ses liens et à ses racines européennes. Parce que cela, aussi, fait partie de ce que nous sommes », conclut Karaganov. 

L’interview a été réalisée avant le Forum économique oriental des 11-13 septembre 2018 (EEF-2018) à Vladivostok. Le thème principal du Forum était « Extrême-Orient : élargir les limites des possibilités ». Extraits : [2]

Le centre de la vie économique de toute la planète s’est déplacé vers l’Asie de l’Est

Question : Sergey Aleksandrovich, le forum de Vladivostok est le lieu traditionnel de déclarations sur le « tournant vers l’Est ». Pourquoi, alors, n’avons-nous pas encore effectué ce tournant ?

Karaganov : Le lieu est effectivement approprié : au cours des trois dernières années, le forum a évolué, d’un événement presque entièrement national en un forum stratégique, géant, aux multiples facettes qui n’est pas seulement tourné vers notre région. Non seulement l’économie, mais la politique aussi y sont abordées. Le cycle actuel de ce « tournant » a été établi il y a dix ans, mais il a vraiment débuté en 2012-2013. Et quant au fait de ne « pas avoir effectué ce tournant »… Nous l’avons fait ! Le monde entier l’a fait, le centre de la vie économique de toute la planète se déplace de manière tangible vers l’Asie de l’Est.

Et dans l’Extrême-Orient russe, le taux de croissance économique est deux fois plus élevé que la moyenne russe et des dizaines d’usines sont construites. Des changements de mentalité au sein des élites sont déjà perceptibles : elles ont cessé de considérer notre pays comme la périphérie de l’Europe, [et en conséquence] elles sont disposées à payer pour obtenir l’autorisation de le rapprocher du « centre ».

Q : Comment la Russie est-elle perçue aujourd’hui ?

Karaganov : Comme le centre de la « Grande Eurasie » montante. C’est un changement puissant, qui ne peut plus être arrêté. Mais comme toujours, il se produit dans ce que nous comprenions pourquoi, et vers quoi nous nous dirigeons. A l’époque de Pierre le Grand, la Russie ne comprenait pas les Européens ou l’Europe dans son ensemble, mais elle tentait activement d’être admise dans ce « club ». Il en va de même pour les années 1980-1990. La conséquence de cette dernière poussée n’est pas impressionnante, pour ne pas dire plus.

Actuellement, nous nous dirigeons vers l’Asie de la même manière, « aveuglément ». Aujourd’hui, la Russie manque cruellement de centaines ou de milliers, voire de dizaines de milliers d’experts en études asiatiques. Préparer une telle armée d’experts demande du temps, mais aujourd’hui, nous n’utilisons pas même ceux dont nous disposons — la connaissance et l’expérience des résidents des régions d’Extrême-Orient, qui entretiennent des contacts de longue date avec leurs voisins asiatiques, qui les connaissent et les comprennent. Et c’est à ce tournant humain, culturel et éducatif que notre nouveau, sixième Rapport Valdai de la série « Vers le Grand Océan » est consacré. Il sera présenté au public, à l’Etat et au monde lors du EEF-2018.

Etre « pro-occidental » aujourd’hui signifie appartenir au passé

Q : Qu’est-ce qui empêche les autorités d’être industrieuses et aventureuses aujourd’hui ?

Karaganov : La résistance des élites nationales a plusieurs motivations. Quelqu’un refuse d’accepter l’évidence : le fait qu’être « pro-occidental » aujourd’hui signifie être un homme du passé, et ceux qui regardent vers l’avenir doivent s’intéresser à l’Orient. Beaucoup se préoccupent de leurs investissements en Occident effectués au cours des 20 dernières années ; nous avons développé de forts sentiments de compradores. Mais les deux types de personnes ne parviennent pas à voir qu’elles sont désespérément à la traîne, et que la « plaque tournante » mondiale, financière et économique, s’est déplacée d’Ouest en Est. J’étais moi-même euro-centriste il y a environ 15-20 ans. Jusqu’à ce que je comprenne où le monde se dirige et quel genre de pays nous sommes.

Q : Pensez-vous que la Russie ait épuisé la voie occidentale ?

Karaganov : Nous avons déjà obtenu tout ce que nous devions ou pouvions recevoir. C’est l’un des points essentiels du rapport. Au cours de la longue période de notre histoire « dominée par Pierre [le Grand] » (qui s’étend du 17e à la fin du 20e siècle) nous avons reçu leurs technologies et leur organisation militaire, nous avons créé une grande culture en alliant la nôtre et la culture européenne. Et même le fait que la Russie soit devenue une grande puissance est, indubitablement, la conséquence de notre « marche vers l’Ouest », car c’est là que nous avons été « contaminés » par l’idée même de « grande puissance ».

Mais au début du présent millénaire, nous avions déjà épuisé le garde-manger européen. A présent, la Russie peut et doit coopérer avec l’Europe, mais celle-ci n’est plus capable d’être notre principale source de développement. La seule exception est la question de la réglementation environnementale : certaines « découvertes » sont encore possibles ici. Peut-être aussi les éléments de la démocratie municipale et de l’autonomie gouvernementale. Mais toutes les autres choses dont l’Occident dispose, nous les avons déjà ou bien elles sont inaccessibles pour la Russie, nous ne pouvons tout simplement pas les utiliser.

La Russie est une puissance autoritaire de par sa « constitution génétique ». Nous devons l’admettre sereinement et l’utiliser comme un avantage concurrentiel. Une autre chose qui nous conduit à ce tournant aujourd’hui est le fait que l’Europe est frappée par la stagnation et le dysfonctionnement, et traverse une crise multidimensionnelle, tandis que l’Asie se développe à un rythme rapide. Ne fût-ce que grâce à la protection militaire de la Russie.

Q : Qui avons-nous protégé ?

Karaganov : Je parle au sens figuré. Tout le monde, en Russie et ailleurs, ne comprend pas que notre pays a rempli le rôle de « sage-femme de l’histoire » dans l’essor des pays asiatiques. Tout d’abord, l’URSS, puis la Russie moderne ont privé l’Occident de sa suprématie militaire vieille de près de 500 ans, qui était le fondement de sa domination économique, politique et culturelle dans le monde, notamment en Orient. Il est extrêmement dangereux aujourd’hui de menacer d’une guerre majeure. Le domaine de la liberté de choix s’est étendu à des dizaines de pays.

Dernièrement, la Russie a remporté une victoire en Syrie, elle joue le rôle de médiateur entre la Turquie et l’Irak, l’Inde et la Chine, dans certains autres conflits asiatiques. Aussi, nous pouvons offrir aux pays de cette région non seulement des ressources et des possibilités de transfert ; nous jouons également le rôle de la plus importante source de sécurité.

Il exsite deux centres économiques et politiques majeurs dans le monde : la « Grande Amérique » et la « Grande Eurasie »

Q : Si l’histoire nous enseigne quelque chose, c’est le fait que le plus grand malheur de la Russie est venu de l’Orient, et que les Mongols-Tatars sont les seuls qui ont conquis le pays, tandis que toutes les menaces venant de l’Occident, même les plus massives, ont été repoussées…

Karaganov : Le joug tatar de [la Horde d’Or] était un vaccin historique, qui a façonné notre tradition politique et notre caractère national. Je pense que ces deux siècles et demi de semi-dépendance sont la raison pour laquelle la Russie aspire si farouchement à la souveraineté. Et peut-être, ils seraient aussi la raison pour laquelle nous avons si bien réussi à écraser tous les conquérants européens.

Hélas, l’Occident n’a pas compris, ou n’a pas voulu comprendre notre aspiration génétique à la souveraineté et à la liberté de choix. Ils ont commis une erreur stratégique au début des années 1990, en s’abstenant d’intégrer la Russie, qui était alors disposée à être intégrée au sein de « l’équipe européenne », en tant qu’élément souverain. Si l’Occident l’avait alors accepté, le monde aurait été différent. L’Occident collectif n’aurait pas perdu — pour toujours, semble-t-il — sa supériorité militaire, qui était le fondement de sa puissance passée. L’échec de la dernière « poussée vers l’Europe » russe peut s’expliquer en partie par l’avidité et la stupidité collectives de l’Occident, qui a décidé d’élargir ses alliances — la zone dans laquelle il exerce son contrôle direct, qui a voulu imposer ses valeurs modernes, que la plupart des Russes ne sont pas en mesure et ne considèrent pas comme utile d’accepter.

Nous sommes aussi en partie coupables : nous avons nourri des illusions, avons fait preuve d’ignorance, n’avons pas su où nous allions. En Orient, l’approche est différente — ils ne sont pas entravés par une activité missionnaire politique ou culturelle.

Le pragmatisme occidental est depuis longtemps devenu un cliché, mais en réalité cette approche caractérise plus l’Orient aujourd’hui. Il est moins enclin aux dogmes et, aussi étrange que cela puisse paraître, il est bien plus libéral envers les idées que ses partenaires épousent. En Asie, on est beaucoup moins tenté d’utiliser des sanctions à des fins politiques. En contraste, l’Occident recourt de plus en plus souvent au levier des sanctions, et pas seulement contre la Russie. Il a perdu la possibilité de recourir aux pressions militaires, et les sanctions sont supposées les remplacer.

Q : N’idéalisez-vous pas l’Orient ?

Karaganov : Au contraire, je suis trop prudent, le monde change trop vite. Dans quelque dix ans, si je suis encore en vie, j’écrirai un nouveau rapport. Je ne vous dirai pas sur quel sujet, car je n’aime pas me tromper, et le risque est élevé. Mais une chose est certaine  — le monde changera à nouveau d’ici là. Je suis presque certain qu’il y aura deux pôles économico-politiques dans le monde : la « Grande Amérique » et la « Grande Eurasie ». La Russie ne sera pas en mesure de se joindre au premier, pour plusieurs raisons. Cela ne vaut même pas la peine d’essayer, ce n’est qu’une perte de temps. Mais nous devons manœuvrer. C’est pourquoi nous devons inévitablement tenter de trouver notre place dans la « Grande Eurasie », dont le centre sera, naturellement, la Chine.

Nous devons aller dans la seule direction possible pour nous à ce jour, vers l’Est

 

Q : Mais lorsqu’on fait un pari, on peut perdre. En particulier si le pari était forcé…

Karaganov : Il n’était pas forcé. Le tournant a été envisagé alors que nos relations avec l’Occident paraissaient plutôt convenables. C’est Pierre le Grand qui a tout misé sur la voie européenne du développement. Aujourd’hui nous n’avons plus d’illusions : la Russie n’est pas l’Asie, mais elle n’est pas l’Europe non plus. La Russie est un pays caractérisé par une culture et une économie largement européennes, mais également par une mentalité et une attitude à l’égard du pouvoir en partie asiatiques.

C’est un mélange des plus étrange et original de civilisations européenne, byzantine et asiatique. Il est expressément interdit à cette Russie de tout miser sur un centre unique ; elle doit diversifier ses risques et ses opportunités, en saisissant la plus bénéfique. Par conséquent, lorsque je parle de « tournant vers l’Est », cela ne signifie pas que nous devons tourner le dos à l’Occident. Personne n’appelle à rompre des liens qui existent depuis des siècles. Même si aujourd’hui, ces voies sont partiellement bloquées. Nous attendrons que l’Europe surmonte sa crise et qu’elle soit mûre pour une nouvelle politique orientale, actuellement eurasienne. Mais attendre ne signifie pas geler tout développement.

Nous devons évoluer, dans la seule direction ouverte à nous à l’heure actuelle, vers l’Est. Mais ce mouvement n’est pas forcé ou involontaire. Il s’agit plutôt d’un retour, vers notre caractère eurasien unique. Mais des problèmes internes le compliquent sérieusement, le plus important étant l’ignorance au sujet de l’Est. En outre, de nombreux membres de notre intelligentsia ont honte de reconnaître cette « moitié » asiatique d’eux-mêmes. Il est temps de cesser d’avoir honte du fait que la Russie est autant un héritier de l’empire de Gengis Khan que la Chine, qu’il a également conquise et que ses descendants ont gouvernée pendant des siècles. 

C’est notre code historique et génétique, et il est temps de ne plus avoir honte du fait que, historiquement, nous sommes attachés au système autoritaire de gouvernement et non à la démocratie libérale. Si nous n’étions pas autoritaires et centralisés, nous n’aurions pas subsisté dans nos frontières actuelles. Mais la honte provient tout autant de l’ignorance…

Q : L’ignorance de quoi ?

Karaganov : Avant tout, de la « partie asiatique » de l’histoire russe. Et de l’Asie. Depuis l’école, nous martelons l’histoire du développement de la Russie à l’Européenne dans la tête de nos adolescents, sans accorder d’attention à l’avancée vers l’Est de nos ancêtres. Et il y a beaucoup à dire à ce sujet ! Pas seulement Yermak, [3] mais aussi les « mines d’or de [la colonie] de Mangazeya », l’Eldorado russe du 16e siècle. Peu nombreux sont ceux qui ont entendu parler de la guerre de 40 ans de la Russie contre l’Empire mandchou (des Qing) et de ses épisodes glorieux, comme la défense d’Albazin en 1686.

L’homme aux commandes était un Allemand russifié, Afanasy Beiton, que les Cosaques avaient choisi comme dirigeant. L’histoire du premier accueil d’un ambassadeur russe par l’empereur de Chine est digne d’un roman, car l’ambassadeur était un homme né à Holstein, appelé à Moscou sous le nom de Yelizariy, fils de Yelizariy Isbrant. Il a dessiné la première carte de la Sibérie.

La plupart des événements, des noms et des dates de 500 années d’histoire russe ont été oubliés. Peu de gens se souviennent aujourd’hui du nom du principal promoteur du projet de train transsibérien, Sergei Witte. Mais sans sa vision et son talent administratif, notre pays aurait été difficilement capable de conserver la Sibérie. Et c’est la Sibérie qui nous a sauvés pendant la dernière et terrible guerre. L’étendue tout entière de la Sibérie — de l’Oural à l’Océan pacifique — demeure une « zone de silence historique ».

Comment être fier de quelque chose que l’on ne connaît pas ? La situation doit changer immédiatement, car nos enfants et petits-enfants vivront dans un monde où les dynasties chinoises, indiennes, japonaises et coréennes occuperont la même place dans l’histoire que les Hapsbourg, les Bourbons ou les Romanov. Pour réussir le « tournant vers l’Est », nous devons augmenter considérablement notre investissement dans l’éducation, pour former des experts en études asiatiques.

L’Occident n’aime pas le fait que la Russie ait brutalement modifié l’équilibre des forces en se déplaçant vers l’Est

Q : De quoi d’autre aurions-nous besoin ?

Karaganov : Même si nous n’avons toujours pas le nombre d’experts requis, nous devons impliquer, de manière aussi active que possible, les représentants des régions d’Extrême-Orient ayant l’expérience des relations avec nos voisins, notre diaspora dans les pays de l’Est, et les experts de l’Asie. Nous devons créer des « clubs orientaux », qui réuniraient les élites orientales et centrales russes et les uniraient aux élites asiatiques. 

Nous devons développer considérablement nos liens personnels dans la région, parce qu’ils ont toujours été plus appréciés en Asie que la loi et le contrat. La chose la plus importante requise pour développer notre région d’Extrême-Orient, en ayant en vue la pénétration du marché asiatique, est la création de centres logistiques. Cela sera particulièrement bénéfique à moyen terme, lorsque la confrontation entre les Etats-Unis et la Chine dans la région Asie-Pacifique deviendra féroce.

Aujourd’hui, Beijing se retire déjà des voies de transport océaniques, pour passer aux voies terrestres, mais il peut le faire, notamment, via la Russie (une autre option est via le Kazakhstan et la Russie). Un autre avantage dont nous disposons est celui de nos réserves massives d’eau et d’énergie. Nous n’avons pas besoin de développer davantage l’industrie des machines, comme beaucoup l’ont dit au cours des années précédentes. Ce serait une erreur.

Nous devons offrir à nos partenaires orientaux ce qui les intéresse – les matières premières et leurs produits à valeur ajoutée, des produits à forte consommation d’eau. Il y a une pénurie d’eau dans toute l’Asie. Nous pouvons aller plus loin : qui a dit qu’il était plus rentable de vendre des puces informatiques que des produits agricoles transformés ou de créer des « usines » pour le stockage de données ?

En raison du froid, ce stockage serait beaucoup moins onéreux que dans le reste de l’Asie. La première usine de ce genre a d’ailleurs été construite en Sibérie. En outre, les entreprises de la région devraient bénéficier d’un maximum de préférences et de liberté. La Sibérie ne s’est développée rapidement que lorsqu’elle a bénéficié d’une économie libre. Après tout, la Russie européenne est redevable envers la Sibérie et l’Extrême-Orient, après les avoir abandonnés à leur sort dans les années 1990.

Q : Qu’en est-il de la colonisation de ces territoires ?

Karaganov : Il est temps de briser ce mythe également. Oui, il y a eu une migration considérable de l’Extrême-Orient et de Sibérie, mais qui dit que ceux qui sont restés ne suffisent pas pour développer ces territoires ? Après tout, imaginons que les autorités aient obtenu ce qu’elles voulaient et aient envoyé des millions de gens dans cette région… Comment cela rectifiera-t-il le déséquilibre en Chine, avec sa population dépassant le milliard d’habitants ?

Nous ignorons si les ressources humaines disponibles dans la région seront suffisantes pour la développer, mais parier sur une migration massive est sans doute une erreur. Bien entendu, je ne parle pas des experts et des gens enthousiastes à l’idée de participer à un grand projet, dont le pays a vraiment besoin. Comptons. De combien de gens et de de quelle politique avons-nous besoin pour que les Russes puissent jouer le rôle de pont civilisationnel, et non pas seulement de transport et logistique entre l’Europe et l’Asie ? De quelle politique avons-nous besoin pour ne pas avoir peur pour sa sécurité ?

Q : N’est-ce pas trop tard ? L’Occident se passe de notre « pont » depuis des siècles.

Karaganov : Nous pouvons soit grimper dans le wagon de queue du train qui vient de partir, soit rester sur le quai. L’Europe et les Etats-Unis ont déjà pris ce qui leur appartient : le recours à la main-d’œuvre asiatique bon marché a permis aux Américains et aux Européens de poursuivre leur croissance économique. Nous avons un avantage concurrentiel dans notre mouvement en direction de l’Asie : l’ouverture culturelle des Russes. Nous avons abandonné les dogmes idéologiques.

Q : Ne vont-ils pas nous faire descendre du train ?

Karaganov : Il y a une tentative en ce sens. Par exemple, des dizaines d’article sont publiés, et rediffusés [dans notre presse], indiquant que la Russie ne peut pas, et n’a pas besoin d’aller vers l’Est. L’Occident n’aime pas le fait que la Russie a renoncé à son statut de périphérie et a brutalement modifié l’équilibre des forces en se déplaçant vers l’Est. 

Si on peut s’exprimer ainsi, elle a renoncé au rôle de l’étudiant disposé à payer pour ses cours. Que nos anciens « enseignants » essaient de nous parler d’égal à égal, et qu’ils adoptent la politique de construction d’un partenariat eurasien élargi. L’UE devra affronter les conséquences tôt ou tard, sinon elle ne sortira jamais de sa stagnation actuelle.

L’Asie, d’ailleurs, ne se préoccupe pas que l’Europe se rapproche d’elle, non pas comme elle l’a fait pendant des siècles — en tant que maître – mais comme un partenaire égal. La Chine vient en Europe. Elle veut construire l’espace commun « la Ceinture et la Route ». Ici, nos intérêts coïncident, nous aspirons à la même chose. Aussi, avec un retard d’environ une décennie, la Russie doit se tourner vers l’Asie dès que possible, sans renoncer à ses liens et à ses racines européennes. Parce que cela fait aussi partie de nous.

source

Lien vers le rapport en anglais

 Notes :

[1] Sergey Karaganov est le Doyen de la faculté d’économie internationale et d’affaires internationales à l’Ecole supérieure d’économie de Moscou.

[2] Globalaffairs.ru, 11 septembre 2018. Interview menée par Svetlana Sukhova. L’article a été originellement publié par Ogonyok, publié par le groupe de presse Kommersant.

[3] Sous le règne d’Ivan the Terrible, Yermak Timofeyevich a entrepris la conquête de la Sibérie.

Partager cet article