Victoire dans la Seconde Guerre mondiale: «Même sans cette aide matérielle américaine, l’URSS aurait gagné»

Qui a vaincu l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale? Si les historiens d’après-guerre ont admis le rôle prééminent de l’Armée rouge, guerre froide oblige, l’historiographie actuelle met plus en avant les combats des troupes anglo-américaines. Laurent Henninger, historien militaire, analyse pour Sputnik ce retournement de point de vue.

Le déferlement de l’armée allemande sur la Pologne en septembre 1939, les victoires spectaculaires sur les pays de l’actuel Benelux et sur la France… tout portait à croire l’Allemagne invincible et destinée à dominer l’Europe.

Or, cinq ans plus tard, le régime nazi se rendait sans condition et son armée démoralisée essuyait douloureusement l’humiliation d’une défaite totale.

Si dans l’après-guerre, les historiens mettaient en avant le rôle majeur de l’Armée rouge dans la défaite de l’Allemagne nazie, le rôle des États-Unis est devenu plus valorisé durant la guerre froide.

Pourtant, c’est bien l’Armée rouge qui est rentrée à Berlin. Laurent Henninger, historien militaire, juge ce revirement d’appréciation «absolument extraordinaire» pour l’armée soviétique qui, en cette année 1945, «revient de loin, dans tous les sens de cette expression».

«Entre 1941 et 1945, l’Armée rouge a été reconstruite deux fois, puisque quasiment détruite à deux reprises par les Allemands. C’est une armée qui a terriblement souffert, déjà du fait des purges staliniennes. Malgré tout, elle a réussi à survivre et à renaître à chaque fois d’une manière toujours plus puissante», souligne l’historien.

Trois des quatre quartiers généraux de groupe d’armée de la Wehrmacht ont été déployés contre l’Union soviétique dans le cadre l’opération Barbarossa. 3,5 millions de soldats de la Wehrmacht ont étés alloués à la campagne orientale qui a démarré le 22 juin 1941. Malgré le nombre comparable de forces armées des deux côtés de la frontière, prise par surprise, l’Armée rouge a essuyé une série de défaites militaires, jusqu’au revirement spectaculaire de la bataille de Moscou, à l’hiver 1941.

La planification, outil indispensable en temps de guerre

Pour M. Henninger, l’Armée soviétique a puisé la force «dans l’héroïsme et le patriotisme des peuples de l’URSS, qui se sont dressés pour se défendre»: les uns pour «protéger les conquêtes de la Révolution d’octobre», les autres pour «protéger la Mère Russie» et «pour la majorité, par simple réflexe de survie.»

«D’une façon paradoxale, on peut dire –et je le souligne– qu’indirectement, cette force a été puisée dans la sauvagerie et la barbarie absolue des Allemands. Ils n’ont pas laissé le choix aux populations, parce que même les Soviétiques qui se rendaient étaient traités d’une façon atroce», ajoute Laurent Henninger.

La «force de l’esprit» n’aurait pas suffi sans une base matérielle et une réorganisation économique, que l’on a surnommée «transfert de l’industrie sur des rails militaires». Pour l’historien militaire, l’Armée rouge a également puisé sa force dans «certains atouts du système soviétique, qui avait beaucoup de faiblesses, mais avait une force extraordinaire, le principe de planification.»

«La planification économique et industrielle présente beaucoup de défauts en temps de paix, mais devient un outil extrêmement utile pour une nation en temps de guerre. La preuve, les États-Unis et l’Angleterre, deux pays éminemment capitalistes, ont eu une économie partiellement planifiée lors de la Seconde Guerre mondiale.

Et l’une des causes de la défaite des Allemands est qu’ils n’ont pas su bien planifier leur économie», assure M. Henninger.

Enfin, une base théorique est venue compléter cet effort matériel: l’expert souligne «une réflexion théorique à l’état-major de l’Armée rouge sur l’évolution de l’art militaire pour les nouvelles guerres mécanisées et industrielles», mise en place à partir des années 1920-1930.

Une pensée théorique militaire «extraordinaire»

Bien que Laurent Henninger juge que «cette réflexion n’était pas parfaite», il la considère comme «la plus avancée et extraordinaire de tout le XXe siècle», avec des théoriciens de très haut niveau au sein de l’école soviétique, «mille fois supérieure aux théoriciens allemands, français ou britanniques».
Malgré le fait qu’«une partie de ces théoriciens ont étés éliminés pendant les purges de 1937-38, ils ont semé des graines qui allait germer progressivement dans l’Armée rouge à partir de 1943, pour parvenir cette année à la création d’une machine de guerre étonnante.»

«En 1945, l’Armée rouge a déjà beaucoup d’expérience au niveau de ses généraux et même au niveau de la troupe. Les soldats qui ont survécu en 1945 savent combattre, le haut commandement soviétique est devenu très compétent et maîtrise bien les techniques de tactique et de stratégie», insiste l’historien.

L’expert rappelle également que «dans la dernière année de la guerre, Staline laisse les commandants militaires tranquilles, il cesse de leur mettre la pression et d’intervenir dans leurs décisions, il fait confiance à leurs compétences professionnelles». Avec néanmoins un revirement d’attitude «au moment de la bataille de Berlin», pour des raisons politiques, face aux Américains et Anglais aux portes de la capitale allemande.

L’ouverture d’un «second front» et l’aide des Alliés

L’expert souligne notamment que l’Armée rouge a «réussi grâce à la planification industrielle, elle bénéficie d’une production énorme d’armements et va noyer les Allemands par le nombre de chars, de canons, d’avions».
L’ouverture en juillet 1943 d’un «second front» par le débarquement des Anglo-Saxons en Sicile est également complétée par leur aide en chars, camions, locomotives et wagons de chemin de fer, en matières premières, essence, rations de nourriture. «Les Américains ont fourni environs 3.000 chars, mais les usines soviétiques ont produit dix fois plus, la proportion est ridicule», nuance toutefois l’historien.

«Je pense que même sans cette aide matérielle américaine, l’URSS aurait gagné. Beaucoup plus difficilement, avec un ou deux ans supplémentaires, avec beaucoup plus de pertes, mais elle aurait gagné quand même», certifie Laurent Henninger.

Pour M. Henninger, «la vérité est à mi-chemin» entre le discours soviétique des années 1950-60 «non, l’aide américaine n’a compté pour rien» et le discours inverse, pratiqué en Occident, «sans l’aide américaine, les Soviétiques n’auraient rien pu faire.»

La vision de la victoire soviétique est brouillée par la guerre froide

Pour l’historien, le rôle de l’URSS dans la victoire a été revu pendant la guerre froide «par anticommunisme et antisoviétisme».

«À partir de 1947-49, les Anglais et les Américains ont commencé à tenir tout un discours consistant à minimiser l’effort soviétique et le rôle des Soviétiques dans la destruction du nazisme. Ils ont systématiquement cherché à le diminuer», rappelle l’expert.

Mais, l’historien rappelle également un autre aspect: «à partir des années 1950, les Anglais et les Américains ont systématiquement mis en avant le point de vue allemand», puisqu’ils créaient la République fédérale allemande et la Bundeswehr, une armée ouest-allemande, «qui à l’époque des années 1950-60, était commandée par d’anciens généraux de la Wehrmacht», lesquels ont «fait passer dans l’Otan, avec la complicité et la bénédiction des Anglais et Américains», une vision allemande de la guerre germano-soviétique.

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