« Présentée ce 18 juin en Conseil des ministres, la loi Pacte va permettre, outre la privatisation d’Aéroport de Paris et de la Française des Jeux, la vente des dernières participations de l’État dans Engie (ex Gaz de France). Un fleuron français dont le pouvoir politique avait naguère solennellement juré, comme aujourd’hui pour la SNCF, qu’il ne serait jamais privatisé.
Ce fut, pour bien des foyers français, un compagnon familier des soixante-dix années d’après-guerre. Plus connu d’eux sous le nom de GDF, Gaz de France naît en 1946, en même temps que son pendant, Électricité de France (EDF). Une société publique aux contours fixés par une loi de nationalisation mûrie dans l’esprit du Conseil National de la Résistance (CNR).
Combustible de la reconstruction puis des « trente glorieuses », le gaz qu’elle fournit est d’abord dit « de ville », obtenu par traitement de la houille. L’exploitation du gaz naturel de Lacq (sud-ouest de la France) lui succède dans les années 50 puis, à partir des années 70, le gaz importé d’Algérie ou de Russie.
Elle n’en reste pas moins, aux yeux des Français, une icône nationale inébranlable associée au confort moderne, à la chaleur domestique ou la cuisine maternelle.
« Ouverture »
Tout change, pourtant, à l’aube du siècle suivant. L’Union européenne exige la concurrence, et la concurrence les concentrations. Depuis déjà deux bonnes décennies, un vent libéral souffle sur le continent, guidant à tour de rôle gouvernements conservateurs aussi bien que sociaux-démocrates.
Réélu en 2002 contre Jean-Marie le Pen, Jacques Chirac, en France, charge son gouvernement d’un nouveau programme d’ « ouverture » des services publics au secteur privé. L’énergie en fait partie.
Les résistances sont vives. L’annonce par son Premier ministre Jean-Pierre Rafarin de modifications juridiques de GDF en ce sens déclenche un mouvement de grève dans le groupe. Tout comme, seize ans plus tard, lors de la transformation de la SNCF, le gouvernement français s’engage par la parole des plus hauts dirigeants de l’État : la privatisation est hors de question.
Alors ministre de l’Economie, Nicolas Sarkozy, déclare devant l’Assemblée nationale : « EDF-GDF ne sera pas privatisée, ni aujourd’hui, ni demain ». Au Sénat : « Il n’y aura pas de privatisation d’EDF ni de GDF, et ce pour une raison simple : EDF et GDF ne sont pas des entreprises comme les autres ».
Quelques mois plus tard, il confirme devant les employés d’EDF : « Est-ce que nous voulons privatiser l’entreprise, la réponse est non non et non. »
Une loi du 9 août 2004 transforme l’ « établissement public » GDF en Société anonyme. L’État en détient d’abord 70 %, ce qui rassure. « Le gouvernement de la France, a précisé Nicolas Sarkozy, veut que l’État conserve la majorité des parts de cette grande entreprise ».
Mariage arrangé
Moins de deux ans plus tard, pourtant, la situation évolue. Officiellement pour contrer une menace d’OPA hostile de l’Italien Enel sur le groupe privé Suez, le gouvernement français de Dominique de Villepin annonce le 25 février 2006 la fusion de GDF avec Suez. Le Canard enchaîné révélera que la menace italienne était un prétexte, et la fusion prévue de longue date.
Elle mettra près de 18 mois à se concrétiser devant la fronde des parlementaires de l’opposition et du centre. Elle se traduit en effet mécaniquement par une diminution de la participation de l’État, non seulement à moins des fameux 70 % mais … sous les 50 %. Toujours ministre, Sarkozy se rallie à la fusion.
La privatisation de fait de Gaz de France est finalement autorisée par une loi votée par l’Assemblée Nationale le 7 décembre 2006 après qu’eurent été repoussés … 137 655 amendements. La fusion GDF Suez devient effective en 2008. L’action bondit de 22 % la première journée. L’État, cependant, détient encore 40 % de la nouvelle entité.
Désengagement
En 2015, GDF Suez change de nom pour s’appeler désormais Engie. Divisé en 23 entités, le groupe emploie près de 150 000 personnes, pour l’essentiel en France. Opérateur international diversifié, il fournit du gaz mais aussi de l’électricité et se targue de soutenir la transition énergétique. La participation de l’État n’est plus que de 32 %.
La dernière cession importante (près de 5%) a lieu en septembre dernier. Le cours de l’action se trouve alors à un plus bas historique. Il s’agit officiellement d’alimenter un « fonds pour l’innovation » voulu par le nouveau pouvoir.
Début 2018, l’État ne détient plus que 24 % d’Engie et, en raison d’un dispositif actionnarial complexe, 27 % des droits de vote.
Or la loi de 2006 l’oblige à en conserver un tiers, sauf dérogation pour deux ans maximum. La réforme voulue par Emmanuel Macron et présentée ce 18 juin 2018 en Conseil des ministres permettra de liquider ce dernier verrou, et de procéder à une privatisation totale, avec celles d’Aéroport de Paris et de la Française des jeux .
Gagnants et perdants
Durant ces 10 années, l’action GDF Suez / Engie a perdu près des trois quarts de sa valeur (de 43 à 13 €). En tant que vendeur, l’État, c’est à dire la France, a réalisé une mauvaise affaire avec ses cessions de parts de moins en moins chères.
On ne saurait en dire autant des actionnaires. Bénéficiaire jusqu’en 2012, le groupe a pourtant connu par la suite des pertes considérables. Sa dette atteint 25 milliards d’euros, la moitié de celle, si célèbre, de la SNCF.
Selon l’organisation internationales OXFAM, le groupe n’en a pas moins distribué 27,5 milliards de dividendes à ses actionnaires au cours des huit dernières années. Un taux de redistribution moyen qu’elle évalue à … 333 %.
De 2002 à 2018, le prix du gaz pour l’abonné français (devenu « client ») a presque exactement doublé en euros courants (de 0,029 € , à 0,057 € le kwh). Une forte hausse supplémentaire est attendue cette année (près de 8,5 % prévus entre juin et juillet). Les tarifs « réglementés » (régulés par l’Etat) qui ont modestement freiné l’envolée dans la décennie précédente sont en outre appelés à disparaître à brève échéance. Ils sont contraires aux règles européennes ».
Pascal Priestley, TV5MONDE, le 18 juin 2018