La dissension actuelle entre les deux patriarcats, de Moscou et de Constantinople, porte sur une question de droit ecclésiastique : accorder ou non l’autonomie à une Eglise locale. Raphaël Blere, consultant en intelligence économique, fait le point.
Les travaux d’Olivier Clément sont incontournables pour comprendre la notion de primauté dans la nouvelle ecclésiologie développée depuis le début du 20e siècle. Au fond, les accords et désaccords entre les différents patriarcats chrétiens, sauf dans le cas d’hérésies caractérisées, ont toujours été fonction de jeux politiques temporels. Ce schisme (séparation) n’a donc rien de définitif, d’autant qu’il n’implique pas de la totalité du monde orthodoxe.
Cette rivalité existait depuis longtemps (il convient d’évoquer le mythe de la troisième Rome et la perte d’influence du Patriarcat œcuménique de Constantinople, accusé à tort ou à raison de «papisme»), le contexte actuel ne faisant que mettre en lumière les tensions internes de l’Eglise orthodoxe.
Historiquement, le Phanar (Patriarcat œcuménique de Constantinople) est un axe diplomatique majeur dans la région, luttant pour sa survie autant que servant les intérêts de ceux qui l’aident, soit principalement aujourd’hui la diaspora grecque américaine et toutes les autres diasporas de confession orthodoxe ayant fui le régime soviétique.
Ce sont donc tous ceux qui haïssent la Russie, pour de bonnes ou mauvaises raisons, qui soutiennent ce projet d’autonomie de l’Eglise ukrainienne, afin de contrer l’influence de la Russie directement à sa frontière.
Quand le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, affirme que l’indépendance accordée à l’Eglise ukrainienne est une «provocation» soutenue par Washington, cela n’a rien d’étonnant, la stratégie américaine consistant depuis des années à déstabiliser la Russie dans sa sphère d’influence de l’ex-URSS.
Ce sont donc tous ceux qui haïssent la Russie, pour de bonnes ou mauvaises raisons, qui soutiennent ce projet d’autonomie de l’Eglise ukrainienne
Pour mieux comprendre d’où vient cette volonté de détachement vis-à-vis de Moscou, il faut rappeler que Vladimir Poutine, afin de restaurer l’unité de la nation russe, n’a jamais condamné clairement et fermement la période communiste. S’ensuit donc cette critique permanente que subit le Patriarcat de Moscou de n’être qu’un instrument des services de renseignements de la Fédération de Russie, comme au temps où il était entièrement contrôlé par le KGB.
La grande question qui se pose aujourd’hui, et qui divise jusqu’au sein même des familles émigrées orthodoxes, est de savoir si le pouvoir russe fonctionne encore structurellement comme au temps de l’URSS ou si le renouveau de l’orthodoxie russe marque bel et bien la fin d’une époque tragique où 100 000 prêtres furent assassinés et la quasi-totalité des églises et monastères détruits.
Ainsi, le risque est, pour les populations ukrainiennes orthodoxes rattachées parfois sans le savoir à Moscou, de subir à nouveau des persécutions de la part de groupuscules dangereux animés par une haine viscérale de la Russie. Haine d’autant plus exacerbée que la situation en Ukraine est au point mort, aucun des deux camps n’ayant les moyens de ses ambitions.
Du côté du Donbass et des groupes prorusses, le passage de la Crimée dans le giron de Moscou a fait perdre un vivier de 2,3 millions d’électeurs potentiels nécessaire pour peser dans la politique en Ukraine, sachant que les deux régions séparatistes ne comptent qu’environ 2,1 millions d’individus.
Aux dernières élections présidentielles, qui ont concerné l’ensemble du territoire ukrainien tel que reconnu par l’ONU (en 2010), la Crimée a voté à 75% pour Viktor Ianoukovitch, quand les zones séparatistes l’ont littéralement plébiscité (90% des voix environ). Celui-ci a recueilli 8,7 millions de voix dans tout le pays. Mécaniquement, la perte d’influence de la mouvance prorusse est majeure dans le jeu politique à Kiev.
Du côté du Donbass et des groupes prorusses, le passage de la Crimée dans le giron de Moscou a fait perdre un vivier de 2,3 millions d’électeurs potentiels
De l’autre côté du pays, les populations à tendance catholique romaine, régions de la Galicie et du Zakarpatska – Oblast de Transcarpatie, entre autres (d’après un blog spécialisé sur l’Ukraine hébergé par Libération ainsi qu’Agoravox), se sentent de moins en moins concernées par le projet centralisateur de Kiev.
Cet octroi de l’autonomie (autocéphalie) par Constantinople à l’ancienne Eglise schismatique du Patriarcat de Kiev, opposée à l’Eglise d’Ukraine historiquement rattachée à Moscou, est l’une des dernières cartes du pouvoir ukrainien qui souhaite ainsi créer une cohésion nationale autour d’un sentiment religieux, ce fameux ethno-phylétisme que Constantinople dénonce et veut contrôler.
Par ailleurs, les Ukrainiens orthodoxes antirusses reprochent au Patriarche Cyrille d’être trop proche de Vladimir Poutine alors qu’ils doivent eux-mêmes leur indépendance au pouvoir de Kiev.
C’est cette ingérence du temporel sur le spirituel qui est particulièrement critiquée dans le monde orthodoxe aujourd’hui (notamment par ceux se rappelant l’histoire de l’Eglise sous l’Empire romain d’Orient). La conséquence est simple : Constantinople n’est quasiment pas soutenu par les autres patriarcats orthodoxes. Même le clergé grec est divisé sur la question, selon le New York Times.
A savoir qu’en cas de concile, ce qui est la tradition dans l’Eglise chrétienne depuis les origines pour régler les conflits, la position de Constantinople ne serait pas dominante aujourd’hui. Cette solution proposée par le Patriarche d’Antioche a donc peu de chances d’aboutir.
En fin de compte, les deux patriarcats se renvoient la balle et s’accusent mutuellement, l’un luttant contre son isolement, l’autre cherchant à recréer une confiance perdue, tout cela s’imbriquant dans une géopolitique mondiale en ébullition où le religieux fait de plus en plus l’objet d’un accaparement par le politique
Que l’Eglise soit protégée par le pouvoir temporel est une chose, qu’elle en soit l’instrument en est une autre.