Dans la nuit du 18 au 19 janvier, les croyants orthodoxes de Russie célèbrent le baptême du Christ. Ce jour-là, après la liturgie nocturne, suivant l’exemple de Jésus, ils s’immergent trois fois dans l’eau. On pense que cette tradition, qui demande foi et courage pour être respectée, les rapproche de Dieu et renforce leur esprit.
Une Française dans un trou de glace
« Je voulais vraiment le faire, par challenge, mais j’avais un peu peur de la réaction de mon corps une fois dans l’eau gelée, raconte Solenne, 40 ans, professeur de français langue étrangère et athée. J’avais appris cette façon qu’ont les Russes de célébrer le baptême du Christ il y a neuf ans, à Togliatti (région de Samara, à 1 000 km de Moscou) par une amie allemande. Puis j’ai pensé : « Pourquoi pas ? » ».
Il s’agissait de la deuxième visite de cette femme en Russie, durant laquelle elle a travaillé avec des enfants de familles d’expatriés français qui s’étaient installés dans cette ville. En plus de leurs leçons du CNED, ils participaient aussi à certains cours avec les élèves russes d’une école ordinaire russe, tels que l’anglais, le sport, la musique… Là, Solenne a rencontré Andreï, le jardinier de l’établissement, un « vrai moujik », qui enseignait aussi les arts martiaux, faisait parfois de longues balades en forêt et se baignait chaque week-end dans la Volga, même en hiver. C’est lui qui a suggéré à Solenne et ses amis – quelle chance ! – de prendre part aux bains baptismaux.
Or, cette entreprise s’est transformée en une véritable expédition. Un vendredi soir, les étrangers ont retrouvé Andreï devant l’école et l’ont suivi dans la forêt. Alors que Solenne et ses amis approchaient du grand fleuve russe, des personnes avaient déjà réalisé un énorme trou dans la glace et préparé un bassin. Il y avait même du monde, malgré la nuit. « Encouragés par Andreï et les autres Russes, nous avons plongé dans l’eau froide un par un, raconte Solenne. Certains de mes collègues français (ils étaient tous des hommes) ne voulaient pas se baigner au départ mais, nous voyant le faire, ils l’ont également fait ». Après le bain, les étrangers se sont aidés mutuellement à se rhabiller – ce qui s’est avéré être la chose la plus difficile à faire, car les doigts gelés refusaient d’obéir.
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Néanmoins, selon notre interlocutrice, après son plongeon dans le trou de glace, son corps tout entier était comme revigoré. « Je suis fière de l’avoir fait », affirme-t-elle, tout en déplorant que lors de son deuxième long séjour en Russie, alors qu’elle travaillait en Iakoutie, elle a dû quitter le pays fin décembre et a donc manqué les fêtes de la Théophanie. « Le faire en Iakoutie, vu les températures extrêmes, est totalement fou. Lorsque je vois les vidéos des gens qui se baignent à Oïmiakon [lieu habité le plus froid au monde, avec des températures dépassant les -60°], je ne suis pas sûre de vouloir le faire, mais pourquoi pas, s’amuse Solenne. Quand même, j’aimerais bien essayer ».
Dans cette vidéo partenaire, le fondateur de l’agence de voyage IdeaGuide Dmitri Boulba couvre les baignades depuis la ville de Krasnodar, dans le sud de la Russie, et essaie lui-même cette tradition en plongeant dans l’eau glacée, et ce pour la première fois de sa vie.
Eau bénite
La tradition de se baigner dans un trou de glace dans la nuit du 18 au 19 janvier, si frappante pour l’imagination des étrangers, est certainement la partie la plus spectaculaire visuellement des célébrations de la Théophanie en Russie. Cependant, toute l’ancienne fête, qui remonte aux premiers siècles du christianisme, ne s’y réduit pas, et nous allons maintenant vous expliquer pourquoi.
Cérémonie de consécration de l’eau à EkaterinbourgPavel Lissytski/Sputnik
Cette fête est basée sur des événements de la vie de Jésus-Christ. Les Évangiles décrivent comment Jean-Baptiste, prêchant la venue de la Mission, suggérait la purification des péchés par une ablution symbolique dans l’eau. Le Christ a également souhaité être baptisé. « Le Fils de Dieu n’était pas pécheur, il voulait démontrer une humble adhésion à toutes les traditions religieuses de l’Ancien Testament et en même temps marquer son lien avec l’humanité », explique Pavel Lipovetski, maître de conférences au département d’histoire ecclésiastique de l’Académie de théologie de Moscou.
En se baignant dans les eaux du Jourdain, Jésus a donné l’exemple à ses disciples et a sanctifié l’élément eau lui-même. « C’est pour cette raison que la célébration de la Théophanie est accompagnée de la consécration de l’eau selon un rite spécial, qui est appelé « grand aghiasma » ou « grande consécration de l’eau » », explique Lipovetski. Conformément à la tradition, un passage de l’Évangile et des prières sont lus près d’une source ou d’un trou de glace, et des chants sont entonnés. Ensuite, le prêtre trempe une croix dans l’eau, fait le signe de la croix au-dessus de celle-ci et asperge les priants d’eau bénite. « L’eau, consacrée à la Théophanie, est une importante chose sacrée, ajoute Pavel. Cette eau est ramenée à la maison et bue petit à petit tout au long de l’année. Beaucoup disent que même après une longue période, elle ne se gâte pas et reste fraîche et savoureuse ».
Procession et rituel de consécration de l’eau durant la Théophanie dans la région de LeningradSputnik
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Quant à l’immersion dans un trou de glace, Lipovetski affirme que l’Église orthodoxe russe ne donne pas d’instructions strictes à ses fidèles. « Il faut comprendre que cette tradition est née dans des régions au climat beaucoup plus doux qu’en Russie, explique-t-il. C’est pourquoi, sur le sol russe, le bain baptismal a plutôt acquis le caractère d’un exploit ascétique et n’est accompli que selon la volonté de chacun ».
D’ailleurs, lui-même, dont la vie est liée à l’Église orthodoxe russe depuis de nombreuses années, admet volontiers n’avoir jamais plongé dans un trou de glace. « Pour moi, la partie la plus solennelle et la plus importante de la célébration de la Théophanie est de participer à la liturgie nocturne, dit-il. Il existe une expression russe pour désigner les « gelées baptismales », car c’est précisément durant cette période de l’année que règnent dans certaines régions du pays des températures particulièrement basses. Mon premier baptême conscient a eu lieu une année très froide, alors que la température approchait les moins 30 degrés. Je suis allé à l’église avec ma mère. La liturgie a commencé pile à minuit et s’est déroulée rapidement. Après le service, nous avons assisté à la consécration de l’eau dans la chapelle située dans la cour du temple. De la vapeur s’échappait de l’eau, le gel nous pinçait les joues, mais de nombreux hommes se tenaient sans couvre-chef. Le prêtre est resté un moment devant la kandia (récipient religieux d’eau bénite), comme en pleine réflexion, puis a résolument plongé un goupillon (grande brosse pour asperger l’eau) dedans et a aspergé les priants. Des sourires se sont illuminés sur les visages des paroissiens ; les vêtements étaient couverts de petits glaçons ».
Liturgie nocturne dans l’un des monastères de Nijni NovgorodVladimir Astapkovitch/Sputnik
Faire confiance à Dieu
Pavel se souvient par ailleurs qu’enfant, rentrer chez soi après la liturgie du soir ressemblait à une véritable aventure – les bus ne circulaient pas, il fallait marcher. Alors que le petit garçon et sa mère passaient d’arrêt en arrêt dans la neige crissante, des croyants orthodoxes plus intrépides se dirigeaient toujours vers des trous creusés dans la glace.
« L’idée de se baigner pour la première fois dans un trou de glace le jour de la Théophanie appartenait à mon père, se souvient Artour, 32 ans, habitant du village de Kon-Kolodez (460 km de Moscou) et croyant orthodoxe. Mon père nous a dit que nous devions nous y préparer, et nous nous frottions effectivement tous les jours le corps avec de la neige. Le jour J, le 18 janvier, le thermomètre affichait moins 27 degrés. Mon père a refusé d’aller se baigner en prétextant un rhume, mais je ne voulais pas abandonner ».
Ce jour s’est gravé pour toujours dans la mémoire du jeune homme : il n’y avait presque personne près du trou de glace creusé dans le fleuve Don, la surface de l’eau était recouverte d’une couche de glace de 3 à 4 centimètres d’épaisseur. « Nous avons brisé la glace avec nos pieds et je m’apprêtais déjà à plonger quand j’ai remarqué qu’à la lumière de la Lune, l’eau gelait à nouveau devant mes yeux, se transformant en une bouille glacée… C’était un spectacle assez effrayant, mais je suis entré dans le trou de glace. Selon la tradition, il faut plonger trois fois, se bénir avec le signe de la croix, mais dès après le premier plongeon, j’en ai eu le souffle coupé, comme un spasme dans la gorge. Quand je suis sorti du trou, j’ai dû faire un effort de volonté pour demander une serviette à mon père », décrit-il.
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Village d’Ostapkovitch situé dans la région de MoscouGrigori Sissoïev/Sputnik
« Vous me demandez si j’ai peur de me baigner à la Théophanie ? Toujours », confie de son côté Ioulia, 34 ans, de Voronej (500 km de Moscou). Il y a une dizaine d’années, cette femme, dont la famille n’est pas particulièrement pieuse, s’est convertie à l’orthodoxie et, à partir de ce moment, une nouvelle vie spirituelle a commencé pour elle.
Ioulia assure que pour surmonter sa peur avant l’immersion, il suffit de demander l’aide de Dieu. « Au moment où je me tiens au bord de la glace, je communique avec lui, j’apprends à lui faire confiance. Cela renforce ma foi et mon esprit », dit-elle.
Elle croit en réalité que la nuit du baptême, l’eau du trou de glace acquiert des propriétés étonnantes. « C’est peut-être une illusion des sens, mais j’ai l’impression qu’elle devient un peu plus dense, un peu huileuse. D’autres paroissiens m’ont fait part d’impressions similaires », relate-t-elle.
Selon Ioulia, en 2021, il y a moins de personnes à être venues s’adonner à ce rituel, mais elle pense que beaucoup de gens rêvent d’y passer, ils n’en ont simplement pas toujours l’occasion. « L’âme en est en demande », explique-t-elle ce désir.
Pour assister les débutants à survivre au bain baptismal, Ioulia et ses amies paroissiennes organisent une sorte de groupe de soutien : elles aident tous ceux qui en ont besoin à entrer et à sortir de l’eau, leur donnent une serviette et les aident à se rhabiller.
Participation de l’État
Outre les petits groupes de soutien comme celui de Ioulia, vous trouverez à proximité également une équipe de sauveteurs (employés du ministère de la Défense civile), des médecins ambulanciers et des policiers pour garantir que le processus soit aussi sécurisé que possible. « Dernièrement, mon frère et moi allons nous baigner dans le village voisin, parce que c’est très pratique là-bas – il y a des cabines pour se changer, le ministère des Situations d’urgence fait un grand feu auprès duquel on peut se réchauffer », illustre Artour. Souvent, sont aussi installés des tentes supplémentaires et des canons à chaleur, tandis que du thé chaud gratuit est servi.
Préparation à la célébration de la Théophanie à NovossibirskAlexandre Kriajev/Sputnik
Il est en réalité déconseillé de se baigner dans des endroits non aménagés par les autorités municipales et régionales. Et la raison n’est pas seulement qu’on peut tomber à travers la glace et se noyer, par exemple, mais que l’eau dans ces endroits peut être tout simplement impropre à la baignade et à la consommation. Afin de protéger la population contre l’empoisonnement, les employés du Service fédéral de supervision de la protection des droits des consommateurs et du bien-être humain (Rospotrebnadzor) prélèvent donc à partir de décembre des échantillons d’eau pour une expertise chimique et microbiologique.
« Cela arrive qu’elle ne réponde pas aux normes. Par exemple, si une teneur accrue en micro-organismes est détectée, les baigneurs peuvent contracter des infections intestinales. Alors, nous demandons aux autorités locales d’installer des panneaux d’avertissement », déclare une source au sein de l’institution fédérale. Les informations sur ces dangers apparaissent également rapidement sur le site web de Rospotrebnadzor et sont diffusées par les médias locaux. « Bien sûr, toutes les personnes ne suivent pas les interdictions et peuvent utiliser l’eau si elles le souhaitent », a précisé notre interlocuteur.
En 2022, le bain de baptême est marqué par des restrictions en raison de la pandémie. Il a été prévu que les personnes entrent dans les cabines d’habillage strictement une par une, utilisent des antiseptiques, gardent une distance sociale lorsqu’elles s’approchent du trou de glace et n’enlèvent leur masque que pour plonger.