Sur les cendres des deux méga-projets de cette décennie qui s’achève – à savoir la tentative de prise de pouvoir par les Frères musulmans et, au contraire, le projet du Golfe de briser ce dernier – et de reconstituer l’absolutisme héréditaire et tribal (le « système arabe ») – apparaissent deux projets opposés différents. Ils gagnent de plus en plus de puissance et, inévitablement, rivaliseront entre eux – tôt ou tard. En fait, ils le font déjà. La question est de savoir jusqu’où ira la rivalité.
L’un d’entre eux est le rassemblement de la zone nord de la région au moyen de la diffusion d’une éthique politique commune (basée sur la résistance aux États-Unis qui insistent pour que la région adhère à une hégémonie américaine rétablie) et sur la nécessité plus terre-à-terre de trouver le moyen de contourner, et d’outrepasser la machine de guerre financière américaine.
Cette dernière entreprise a connu une victoire majeure ces derniers jours. Elijah Magnier, journaliste chevronné du Moyen-Orient, résume la situation en quelques mots :
« Le candidat favori des États-Unis au poste de premier ministre [irakien], Haidar Abadi, a perdu sa dernière chance de renouveler son mandat pour un second mandat lorsque des émeutes ont provoqué des incendies criminels autour de la ville de Bassorah dans le sud du pays et ont fait brûler les murs du consulat iranien dans cette ville.
Tandis que les habitants manifestaient pour leurs revendications légitimes (eau potable, électricité, offres d’emploi et infrastructures), des groupes parrainés aux objectifs différents se sont mêlés aux foules et ont réussi incendier des bureaux, des ambulances, un bâtiment gouvernemental et une école associés à al-Hashd al-Shaabi et autres groupes politiques antiaméricains.
Ce comportement de la foule a forcé Sayyed Moqtada al-Sadr, leader de 54 députés, à abandonner son partenaire politique Abadi et à mettre un terme à la carrière politique de ce dernier. Moqtada a cherché à prendre ses distances par rapport aux événements de Bassorah afin de laisser le blâme retomber sur Abadi seul. Il a rejoint le camp gagnant, celui de l’Iran…
« Cette combinaison d’événements a conduit Moqtada à… emmener ses 54 députés pour rejoindre la plus grande coalition. Le parrainage ouvert des États-Unis et les événements de Bassorah ont mis fin à la carrière politique d’Abadi en Irak… La plus grande coalition devrait maintenant comprendre beaucoup plus de 165 députés, et ainsi devenir éligible pour choisir le président de l’Assemblée et ses deux adjoints, le Président et le nouveau Premier ministre… La nouvelle grande coalition n’aura plus besoin du soutien des Kurdes (42 députés). »
Le chef de cette large coalition de partis chiites et sunnites sera probablement Faleh al-Fayyadi, le chef du Hashd al-Shaabi. Sur le plan politique, l’Irak est donc maintenant enclin à faire partie du partenariat russo-irano-syrien dirigé par la Russie et la Syrie dans le Nord (bien que les divisions au sein du camp chiite irakien demeurent une source potentielle de conflit). Et si, comme il est probable, l’Irak est sous embargo imposé par les États-Unis pour ne pas avoir respecté les sanctions américaines à l’encontre de l’Iran, alors l’Irak sera poussé – par l’urgence des circonstances – dans la sphère économique en évolution qui a fait l’objet de discussions majeures lors du sommet de Téhéran de vendredi dernier. C’est-à-dire, dans une série évolutive de cadres économiques pour la dé-dollarisation et la violation des sanctions américaines.
La portée de cette erreur de calcul (l’instigation des protestations violentes) à Bassorah (une complicité saoudienne est largement soupçonnée) a des implications plus larges pour les États-Unis. Tout d’abord, il est probable que les forces américaines se verront enjointes à quitter l’Irak. Deuxièmement, cela compliquera la capacité du Pentagone à maintenir sa présence militaire en Syrie. La logistique des déploiements américains dans le nord-est de la Syrie, qui traversent l’Irak, ne sera peut-être plus disponible – et les forces américaines en Syrie, seront inévitablement isolées, et donc plus vulnérables.
Mais un retournement de situation en Irak met aussi un point d’orgue à l’aspiration du président Trump à réaffirmer la domination énergétique des États-Unis sur le Moyen-Orient. L’Iran – on l’espérait – finirait par capituler et tomber sous les pressions économiques et politiques, et au fur et à mesure que le domino iranien chavirerait, il emporterait avec lui le domino irakien qui succomberait avec fracas à l’acceptation politique
Avec ce scénario, les États-Unis se retrouveraient avec les principales sources d’énergie du Moyen-Orient à « faible coût de production » (c’est-à-dire le Golfe, l’Iran et le pétrole et le gaz irakiens) entre leurs mains. Au vu des événements de cette semaine, il semble toutefois plus probable que ces ressources – ou du moins les ressources énergétiques plus importantes de l’Iran et de l’Irak – finiront dans la sphère russe (avec les perspectives inexplorées du bassin du Levant en Syrie). Et ce « cœur » russe, la sphère productrice d’énergie, pourrait, en fin de compte, s’avérer un rival plus que substantiel aux aspirations des États-Unis (qui viennent d’apparaître comme « le premier producteur mondial de pétrole ») pour rétablir leur domination énergétique au Moyen-Orient.
L’autre « dynamique » opposée qui gagne en masse critique est l’objectif de Kushner-Friedman-Grrenblatt de mettre fin à l’insistance du peuple palestinien pour que leur propre prétention constitue précisément un « projet politique ». L’objectif (d’après les détails divulgués jusqu’à présent), est d’évacuer la force politique de leur revendication – en coupant progressivement les principales rondelles du salami qui constituent en premier lieu cette affirmation qu’elles sont un projet politique.
Tout d’abord, en mettant fin au paradigme des deux États, qui doit être remplacé par un seul État, un « État-nation » juif de droits différenciés et de pouvoirs politiques différents. Deuxièmement, en retirant Jérusalem de la table des négociations en tant que capitale d’un État palestinien ; et troisièmement, en tentant de dissoudre le statut de réfugié palestinien, pour réorienter le fardeau de la colonisation sur les gouvernements hôtes existants. De cette façon, les Palestiniens doivent être chassés de la sphère politique, en échange de la promesse qu’ils peuvent devenir plus prospères – et donc plus « heureux » – en suivant la recette de Kushner.
Et, apparemment, en s’appuyant sur leurs antécédents immobiliers pour faire face à des locataires mal à l’aise qui se démarquent de tout développement immobilier majeur, le « resserrement » Kushner-Friedman est en cours : retrait du financement de l’UNWRA [L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient est un programme de l’Organisation des Nations unies pour l’aide aux réfugiés palestiniens dans la Bande de Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie, datant de 1949, NdT], fermeture du bureau américain de l’OLP ; suppression des aides aux hôpitaux à Jérusalem-Est et diabolisation de responsables Palestiniens en les accusant de corruption et d’avoir fait fi des prétendues aspirations de la Palestine (à une existence matériellement meilleure).
Récemment, l’équipe Kushner a relancé une vieille idée (soulignée dans le quotidien hébreu Yedioth Ahoronot par Sima Kadmon, 7 septembre 2018) qu’Abu Mazen [surnom de Mahmoud Selman Abbas, NdT] ne l’a pas rejetée directement lorsqu’il a été approché). Elle est née avec le général israélien Giora Eiland, en janvier 2010, dans un article qu’il a écrit pour le Begin-Sadat Center for Strategic Studies. Eiland y écrivait :
« La solution est d’établir un royaume jordanien fédérateur à trois “états” : la Rive orientale, la Cisjordanie et Gaza. Ces États, au sens américain du terme, seront comme la Pennsylvanie ou le New Jersey. Ils jouiront d’une totale indépendance en matière d’affaires intérieures, et ils disposeront d’un budget, d’institutions gouvernementales, de lois distinctives, d’un service de police et de tout autre symbole extérieur d’indépendance. Mais, à l’instar de la Pennsylvanie et du New Jersey, ils n’auront aucune responsabilité dans deux domaines : la politique étrangère et les troupes militaires. Ces deux domaines, tout comme aux États-Unis, resteront du ressort du gouvernement “fédéral” d’Amman. »
Eiland a estimé qu’une telle solution présentait des avantages évidents pour Israël, par rapport à la solution à deux États. « Tout d’abord, il y a un changement dans l’histoire. Nous ne parlons plus du peuple palestinien vivant sous occupation, mais d’un conflit territorial entre deux pays, Israël et la Jordanie. Deuxièmement, la Jordanie peut être plus conciliante sur certaines des questions, comme la question territoriale ». Ajoutant qu’« au Moyen-Orient, le seul moyen d’assurer la survie du régime est d’assurer un contrôle de sécurité efficace… donc, le moyen d’empêcher les troubles en Jordanie qui seront alimentés par un futur régime du Hamas en Cisjordanie, est le contrôle militaire jordanien sur ce territoire [plus une Cisjordanie démilitarisée sur laquelle Israël insisterait] ».
Dans l’ensemble, les Palestiniens de Gaza (selon les rapports) seront installés à Gaza/Sinaï (et « contrôlés » par les services de renseignements égyptiens), tandis que les enclaves palestiniennes restées en Cisjordanie seront contrôlées par des officiers jordaniens, sous contrôle général de sécurité des Israéliens. C’est un gouvernement « fédéral » jordanien qui recevrait les plaintes et qui serait tenu responsable par Israël, de l’ensemble de la situation.
Bien sûr, ce n’est peut-être qu’un ballon d’essai de la part de Kushner et al. nous ne savons pas ce que sera le Coup du siècle de Trump (il a été retardé à plusieurs reprises), mais ce qui semble clair est l’intention d’éteindre la notion de toute puissance politique palestinienne en soi et de rendre les Palestiniens dociles, en les coupant de leurs dirigeants et en leur offrant un gain matériel. Les Palestiniens sont actuellement faibles. Et il ne fait aucun doute que les États-Unis et Israël, travaillant de concert, pourraient réussir à étouffer toute opposition au « Coup ». Jérusalem sera « donnée » à Israël. Les Palestiniens seront politiquement dé-fenestrés. Mais à quel prix ? Qu’est-ce qui « se passera » alors pour les rois du Golfe ?
Dans un article d’opinion paru dans le New York Times, Faisal Devji, spécialiste d’Oxford, a observé le casse-tête de l’Arabie saoudite :
Après la Première Guerre mondiale, la marine américaine a remplacé les Britanniques et le pétrole a fait du royaume une ressource cruciale pour le capitalisme occidental. Mais sa primauté religieuse et économique a été contredite par la marginalité politique persistante de l’Arabie saoudite, la Grande-Bretagne, les États-Unis et même l’armée pakistanaise étant responsables de sa stabilité interne et de sa défense contre les menaces extérieures.
Aujourd’hui, l’Arabie saoudite s’oppose ostensiblement à l’Iran, mais ses prétentions à la domination ne sont également rendues possibles que par le déclin de l’Égypte et la dévastation de l’Irak et de la Syrie. La Turquie reste son seul rival, encore ambigu, à l’exception de l’Iran.
… Le royaume du prince Mohammed ressemble davantage à un État « séculier » qu’à un État « théocratique », dans lequel la souveraineté a finalement été arrachée aux clans et aux religieux pour être directement réclamée par la monarchie. Mais l’Arabie saoudite ne peut assumer une plus grande puissance géopolitique qu’en mettant en péril son statut religieux… [Nous soulignons].
Le projet de faire de l’Arabie saoudite un État défini politiquement, plutôt que religieusement, risque de démolir la vision centenaire d’une géographie islamique [sunnite], qui a toujours été fondée sur la constitution d’un centre dépolitisé en Arabie… la Mecque et Médine continueront à accueillir leurs pèlerins mais l’Islam [sunnite] pourra finalement… trouver son foyer en Asie où vivent le plus grand nombre de ses fidèles et où affluent toujours davantage les richesses et le pouvoir mondiaux.
Mais ce n’est tout simplement pas le cas de l’islam chiite, qui a réussi à combiner le pouvoir politique avec un statut religieux rétabli – comme en témoignent l’extraordinaire essor du centre de pèlerinage chiite de Kerbala – et le succès de l’Iran dans sa lutte contre les djihadistes wahhabites en Syrie et en Irak. (Pour l’Arabie saoudite, en revanche, le conflit au Yémen a sapé sa crédibilité à la fois politique et religieuse.
Et pourtant… et pourtant, malgré les trajectoires contrastées, c’est là qu’une collision peut se produire : Israël s’est inéluctablement allié à l’Arabie saoudite et à l’Islam sunnite. De même, les États-Unis ont adopté la position partisane d’Israël et de l’Arabie saoudite contre l’Iran. Tous deux poussent le roi saoudien par derrière pour qu’il mène une guerre hybride contre son puissant voisin.
Alon Ben David, correspondant militaire israélien, écrivant dans le quotidien en langue hébraïque Ma’ariv (7 septembre 2018), illustre le récit israélien prométhéen célébrant ses succès (grâce notamment au soutien sans réserve de Trump) : « L’ Armée de défense d’Israël [Tsahal], qui avait plusieurs années de retard dans la détection de la menace potentielle de l’expansion iranienne, a réalisé qu’elle devait prendre des mesures… cette semaine, Tsahal a révélé que plus de 200 attaques aériennes avaient été menées en Syrie depuis début 2017.
Mais si vous regardez la somme des activités de Tsahal, le plus souvent secrètes, dans le contexte de cette guerre, au cours des deux dernières années, Tsahal a mené des centaines d’opérations transfrontalières de différents types. La guerre entre deux guerres est devenue la guerre de Tsahal, et elle a été menée jour et nuit… Jusqu’à présent, Israël s’est montré plus fort dans la guerre directe avec l’Iran… lorsque nous frappons, notre pouvoir dissuasif se renforce. »
Eh bien… c’est une question d’opinion (à haut risque).
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 18-09-2018