L’UKRAINE, CE N’EST PAS LES SUDÈTES, C’EST CUBA

Il n’est pas possible d’obliger un grand pays, à plus forte raison une puissance nucléaire, à accepter de voir militariser son arrière-cour par une autre puissance nucléaire, sans que cela ne déclenche de sa part une réaction de survie. Faute de le comprendre, la guerre mondiale est inévitable.

Il existe aujourd’hui, et c’est la base de l’incompréhension concernant cette question, un clivage, très grave en réalité, entre les opinions.

UN «STORY TELLING» PARFAITEMENT RODÉ… MAIS FAUX

Pour la plupart des commentateurs, pour presque tous les politiques, pour la majorité des opinions occidentales – en tout cas c’est ce qu’on leur explique –, la guerre de Poutine est offensive.

Poutine «a changé». Il est devenu «irrationnel, affamé de puissance, livré à son hybris», etc. Il rêve de la grandeur soviétique perdue, il veut mettre au pas le «peuple ukrainien uni», qui se défend avec héroïsme contre l’oppression.

D’ailleurs, «ses troupes ne progressent pas vraiment». «Le “peuple” ukrainien est issu d’une révolution démocratique, il est uni pour la défense de sa liberté. L’Europe est son horizon “incontournable”. Ce que l’on disait autrefois, et aussi récemment, s’est finalement produit : Poutine, c’est Hitler, l’Ukraine, c’est les Sudètes. Si on lui cède, demain, ce sera la Roumanie, ou la Pologne, ou les Pays baltes. Il faut le mettre à genoux, il faut le mettre à bas».

Comme, en même temps, on ne peut pas l’attaquer militairement, on l’attaque politiquement (isolement), économiquement (sanctions), médiatiquement. Tout ce «story telling» est parfaitement rodé, développé, répandu et répété dans tous les médias à l’instigation des USA, depuis des mois et des années. Ceux qui ont le malheur (ou le courage) de s’inscrire en faux, ou simplement de dire que la réalité est plus complexe, contre ce qu’il faut bien appeler une propagande, sont des menteurs ou des traîtres. Ils sont complices de «l’ogre». Être «poutinophile» devient l’injure suprême. Ils se font vite «hacher» par la machine médiatique.

Le problème, c’est que cette vision des choses est fausse. Elle ne tient pas debout. Nous avons expliqué, dans plusieurs articles précédents, que la Révolution du Maïdan n’avait pas été une révolution «populaire», mais une création des USA, qui y ont injecté 5 milliards de USD et y ont participé par leurs forces spéciales, et même leurs politiciens.

Ils ont organisé un coup d’État pour faire tomber un gouvernement légalement élu, parce qu’ils le trouvaient trop pro-russe. Ils se sont appuyés pour cela (une leçon tirée des «contras» nicaraguayens ou de l’Afghanistan) sur les «soudards1» les pires et les plus violents, en l’espèce, les ultranationalistes ukro-nazis, comme les partis Svoboda ou Secteur Droit, ou les paramilitaires du Régiment Azov, des forces dont le héros national est Stepan Bandera2, un ancien agent de la Gestapo, qui sont aujourd’hui les soutiens et les «protecteurs» du régime3, qui les protège en retour4.

Les Américains ont ensuite livré, entre 2014 et 2022, pour plus de 3,5 milliards de USD de matériel et de formation à la «jeune démocratie ukrainienne». Ils ont bloqué l’application des accords de Minsk, pourtant validés par l’ONU, qui étaient censés ramener la paix. Ils ont continué, pendant les huit dernières années, à laisser «mettre la pression» sur les provinces séparatistes, par de continuelles attaques et bombardements5, et à les faire ostraciser, sans que jamais l’ONU n’intervienne.

Par ce fait, ils ont aussi permis, on l’oublie trop souvent, l’élection frauduleuse de Porochenko en 2014 et celle de Zelensky en 2019, puisque 3 millions d’électeurs russophones ont été interdits de vote. Et de ce système bloqué et corrompu, les oligarques, et même les chefs d’État, ont bien profité.

UNE RÉACTION DE SURVIE

Le deuxième problème, c’est que cette guerre de conquête américaine, offensive pour le coup, se déroule dans l’arrière-cour d’une autre grande puissance nucléaire, celle qui possède, encore aujourd’hui, le plus grand nombre d’ogives au monde, la Russie. Or il n’est pas possible d’obliger un grand pays, à plus forte raison une puissance nucléaire, à accepter de voir militariser son arrière-cour par une autre puissance nucléaire, sans que cela ne déclenche de sa part une réaction de survie6.

Les Américains le savent mieux que personne, eux qui sont intervenus deux fois alors qu’ils sentaient se profiler un danger de ce type à Cuba.
La première fois, en avril 1961, ils ont tenté un débarquement dans la baie des Cochons, qui s’est soldé par un fiasco. La deuxième fois, en octobre 1962, au moment de la crise des missiles, et ils l’ont fait, contrairement à ce que l’on pense, plus intelligemment que fermement, avec la bénédiction du monde libre de l’époque.
En effet, ce qui était en jeu, et que les opinions ne savaient pas, c’est qu’ils avaient précédemment installé des missiles en Turquie.
L’affaire était alors simple : il s’agissait d’une «réponse du berger à la bergère», une réciproque avec des missiles russes à Cuba. Après une période de forte tension, la crise s’est résolue comme elle devait l’être, par un retrait des missiles des deux côtés. Dans cette affaire, les deux dirigeants ont été sages : Khrouchtchev, parce qu’il a cru à la parole de Kennedy et qu’il a retiré ses bateaux porteurs des missiles avant que Kennedy ne fasse de même. Kennedy, parce qu’il a compris que s’il menaçait directement l’URSS depuis son arrière-cour, une nouvelle guerre mondiale serait inévitable. Il a donc tenu sa parole.

Le troisième problème aujourd’hui, c’est que les dirigeants américains, à tort ou à raison, ne se sont pas jusqu’ici sentis menacés. Ils ont refusé toutes les demandes de «finlandisation» de l’Ukraine, une condition pourtant absolue pour ramener la paix. Pire, ils ont poursuivi jusqu’à très récemment, en contradiction avec Minsk, le surarmement de l’Ukraine et les bombardements du Donbass.

Lors de son voyage de «médiation», Emmanuel Macron en a «rajouté une couche» dans le mauvais sens, puisqu’il a commencé sa conférence de presse de Kiev, le lendemain même de sa visite à Poutine, par un «hommage aux soldats ukrainiens morts sur le front pour défendre leur patrie», c’est-à-dire à l’armée et aux paramilitaires ukro-nazis qui poursuivent la guerre civile contre le Donbass. On aurait voulu déclencher la guerre qu’on ne s’y serait pas pris autrement7.

L’HYBRIS EST DU CÔTÉ AMÉRICAIN

La vérité, c’est que l’hybris existe bien, mais qu’elle est du côté américain. La guerre menée par les Russes est une guerre défensive, la même que celle que les Américains ont menée à Cuba. Si, sur le principe, toute guerre est condamnable, la vérité oblige à renvoyer dos-à-dos la responsabilité de celle-ci aux deux belligérants, les Américains et les Russes, et d’abord aux Américains. En effet, il était impossible, dans de telles conditions, de ne pas avoir, tôt ou tard, une telle réaction russe.

On ne peut, comme on le fait avec beaucoup d’hypocrisie ou d’ignorance, séparer la responsabilité militaire russe (que l’on met copieusement en scène) et les responsabilités géopolitiques américaines (que l’on oublie). Si on le fait, on valide de facto le «story telling» américain. Dans ce drame, il y a eu une agression géopolitique, à laquelle a répondu une contre-agression militaire. Ce sont bien les Américains qui sont les premiers agresseurs, puisqu’ils ont poussé, à partir de 2014, les Russes jusqu’à la rupture.

À l’époque de Cuba, Kennedy avait été sage. Il avait compris que pour un grand pays, la sécurité de l’arrière-cour était une donnée indispensable, que l’installation de ses missiles en Turquie était une faute politique, et il les avait retirés. Avons-nous affaire aujourd’hui, aux USA, à la même sagesse ?
Le faible Biden, entouré des «va-t-en-guerre» de l’État profond et du complexe militaro-industriel, qui flairent la «bonne affaire», avec la future mise à terre, du moins ils l’espèrent, de la Russie, est-il capable de le comprendre et de l’imposer en interne ? Tout par le passé et, depuis le traitement de l’attaque russe, nous laisse penser le contraire.

L’ERREUR DES DIRIGEANTS EUROPÉENS

Par ailleurs, et c’est très grave, les dirigeants européens semblent ne pas l’avoir intégré non plus. Ils se trompent totalement de schéma. Au lieu de comprendre que cette guerre est défensive, qu’aux yeux des Russes, leur survie est en jeu, qu’ils réagissent comme les Américains à Cuba, et que l’urgence est donc de leur donner raison sur le fond en «retirant les missiles» (en leur assurant la «finlandisation» demandée depuis neuf ans), ils croient – ou nous font croire – que la guerre russe est offensive, qu’il s’agit d’un schéma de conquête de modernes Sudètes.

La confusion est tragique, parce que, ce faisant, au lieu de se contenter d’une réponse humanitaire, en se gardant bien de provoquer une quelconque escalade, ils «en rajoutent», en relayant la logorrhée médiatique américaine avec des sanctions, une livraison d’armes8, ou encore le projet d’envisager, en pleine guerre, l’intégration de l’Ukraine à l’UE.
C’est une folie, parce qu’ils créent ainsi les conditions de l’escalade politique, puis militaire, une escalade dont ils paieront le prix en premier, puisqu’ils font, qu’ils le veuillent ou non, le «tampon» entre Russes et Américains. Ils n’ont pas compris que nous n’étions pas en face d’une opération de police ou même de conquête, mais dans un schéma bien plus large, celui de la première marche d’une guerre nucléaire, comparable aux prémisses de Cuba. Ils agissent de la sorte d’abord parce qu’ils ne sont plus des stratèges, même plus des politiques. Ils sont uniquement des communicants, préoccupés d’adopter la bonne posture face à leurs opinions, sans en comprendre les conséquences internationales. Ensuite, parce qu’ils sont devenus incapables de s’opposer aux desseins américains.

À l’époque de la crise des missiles de Cuba, les deux chefs d’États face à face avaient tous les deux fait la guerre, Khrouchtchev à Stalingrad (excusez du peu), Kennedy dans le Pacifique. Tout en défendant leur pays becs et ongles, ils connaissaient le prix du sang, de la souffrance et de la mort. Ils étaient des hommes mûrs, au plus grand sens du terme9.

Aujourd’hui, face à Poutine, dont les parents ont connu l’effroyable siège de Leningrad en 1941, et qui en reste très marqué, il n’y a que le sénile Biden, l’État profond américain irresponsable et des dirigeants européens infantiles. Qui mesurera cette crise à sa juste valeur et lui donnera sa bonne réponse ? Qui cessera de pousser la bête blessée russe dans sa tanière, jusqu’à provoquer une réaction désespérée10 ? L’immaturité des contreparties occidentales est peut-être le danger le plus grave dans cette affaire.

En ces temps éminemment dangereux, il est plus qu’urgent que certains hommes politiques, et certains experts (qui connaissent évidemment la réalité) soient moins préoccupés par leur image, de leur carrière ou de la couleur politique de leurs électeurs ou éditeurs. Si les «faiseurs d’opinion» ne font pas et ne diffusent pas rapidement la vraie lecture des événements, on peut prédire à coup sûr que tôt ou tard, la guerre mondiale sera là.

François Martin

Photo Poutine : Kremlin.ru / Wikimedia Commons

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